Second lives
Il y a ceux qui entretiennent une continuité, qui n'ont qu'une seule vie, avec une seule direction, jalonnée de petits accidents et de virages contrôlés. Appelons-les les grands fauves. Il y a aussi ceux qui multiplient, par choix ou par défaut, la discontinuité, qui ont plusieurs vies, avec pleins de chemins de traverse, de détours, de voies sans issue, de bretelles, de demi-tours, de sorties de route. Appelons-les les chats, avec leurs neuf vies.
On ne change pas de vie comme on change de croquettes : se réinventer passe par de la résilience, de la détermination, et un minimum d'espoir. Mais surtout, par la volonté d'abandonner tout ou partie du passé - une vie de moins, en somme.
C'est exactement ce que tu retrouves dans Bankerot (Coup de feu en cuisine), série made in Danemark diffusée par arte. D'un côté Thomas, qui tente de sortir de sa dépression, qui élève seul son fils Niklaus, mutique depuis le décès de sa mère. De l'autre, Dion, en liberté provisoire, mais que la mafia locale n'a pas oublié. Et aussi, Hannah, qui n'a jamais osé se lancer, et qui se perd en petits mensonges qu'elle trahit sans cesse. Sauf que le premier est sommelier, le deuxième un dieu de la cuisine, et la dernière une bonne pâte pour aider. Faute de sortir de l'auberge, ils montent un restaurant.
Alors ? Si les quatre premiers épisodes se concentrent sur le duo masculin, établissant un original rapport de force entre Thomas la bonne âme soumise et Dion la puissance virile, ils le font en oscillant entre humour grinçant et polar social. Paumés dans leur hangar jonché d'épaves, ils se lancent dans la construction ex nihilo d'une nouvelle entreprise, pour une nouvelle vie. Et questionnent ainsi la quasi inaltérable continuité du temps, qui fait qu'on est toujours rattrapé par son passé, selon l'expression consacrée. Et chacun y excelle : Thomas dans le maintien en tête de sa femme disparue, quitte à nier l'évidence du réel, Dion dans l'inexorable filouterie de la mafia, dont il cherche - en vain évidemment - à s'extraire. De ces vies bordéliques, familières ou fantasmées, s'élève la douce complainte de l'esprit qui jongle entre espoir, travail et déception, pour mieux nous amener, de rebondissement en révélation, à l'épisode d'après. Succulent.
Les danoiseries à la télévision n'étaient pas chose courante : voilà que la péninsule ne cesse de nous éclater - par le truchement d'arté, principalement, qui importe les productions DR. Je frétille encore de l'excellent Borgen (2010-13) qui révéla Sidse Babett Knudsen, désormais installée dans le cinéma français au point d'y choper un César, mais aussi le joli Pilou Asbæk, raflé par Game of Thrones, ou l'éclatante Birgitte Hjorn Sørensen. Autre coup de cœur : Les héritiers (2014-17), où retrouver le péchu Carsten Bjørnlund, mais surtout la merveille Trine Dyrholm, découverte dans l'autre merveille En eaux troubles (Erik Poppe, 2008). Avec Bron (2011-16), 1864 (2014) et The Killing (2007-12), Bankerot pose un nouveau jalon danois dans notre univers sériel français, et le fait plutôt bien.
Et donc ? Un élégant moment, tant par le raffinement de l'ambiance visuelle et sonore que par l'attachement que l'on porte à ses personnages. Et notre envie de savoir comment ils vont bien pouvoir s'en sortir avec autant de casseroles...