L'expérience précède l'essence.
Au royaume du cerveau, rien n'est absolument certain, ni définitif. Chaque jour, nous relevons les dogmatismes qui nous choquent, parce qu'ils heurtent nos propres dogmatismes. Le relativisme passe désormais pour de la faiblesse. Le doute - et son bénéfice - perd du terrain. Nous n'apprenons plus, nous savons déjà. Nous n'apprenons plus, nous n'avons plus le temps. Le temps ? Faux : c'est l'habitude que nous avons perdue. Et avant d'établir nos facultés de décider, nous devons asseoir nos facultés d'apprendre et de comprendre. Courage, la gageure est de taille.
Aussi, alors que le terrorisme islamiste occupe le devant de la scène terroriste - et que le terrorisme occupe le devant de la scène politique, mais c'est moins nouveau - sommes-nous confrontés aux récits de ceux qui, parmi nous, sont confrontés à l'adhésion de leurs proches aux démarches terroristes, intellectuelles ou factuelles. "conversion", "basculement", voilà ce qu'on entend, un monde binaire, le bien et le mal, le bon et le mauvais, mais surtout tout l'un ou tout l'autre. Aucune logique de progression, de nuance, de mosaïsme. Et pourtant, personne n'en vient à penser ce qu'il pense ni à faire ce qu'il fait par pur instinct : tout est toujours justifié, construit, par couches. L'expérience précède l'essence : c'est ce que nous vivons qui fait ce que nous devenons.
Alain Blottière a livré en 2016 un roman impressionnant qui le montre bien : Comment Baptiste est mort. Par son sujet, son histoire, comme par sa forme, ce livre en est un grand.
Un adulte et un adolescent discutent de la séquestration de ce dernier par des terroristes, dans le Sahara. L'ado s'en est sorti, mais sa famille reste introuvable. Les mots de l'adulte, ce sont les nôtres. Il essaie de comprendre, de dérouler l'histoire de l'ado. L'adulte sait des choses, mais il veut les entendre de la bouche de l'ado. Il veut tout savoir, que tout soit dit, pour que tout soit digérable. Pour guérir. Une démarche de psychologue. L'ado, lui, accepte de parler de certaines choses, en garde d'autres secrètes. Il n'est plus Baptiste, il est désormais Yumaï, comme l'ont appelé ses ravisseurs. Baptiste est mort, dit-il, et il a toujours été Yumaï. Syndrome de Stockholm, lavage de cerveau, basculement, révélation, transcendance ? Les mots divergent, les idées derrière se ressemblent. Dans la bouche de l'adolescent, toutefois, reste la vivacité du souvenir de la violence, et la spiritualité du désert.
Baptiste, maintenant cette histoire est finie
tu veux bien revenir parmi nous ?
Alternant dialogues, mis en page pour suggérer les hésitations, la latence, les silences, et les récits à la troisième personne de l'histoire de Baptiste/Yumaï, Comment Baptiste est mort transporte dans un autre contexte, où le temps, l'espace, l'être, le pouvoir, la vérité et la justice ont un autre sens. Sans chercher à convaincre ni à justifier, Blottière dessine sa situation - parce qu'au fond, il n'y en a qu'une, de présente : celle de l'ado face à l'adulte - en façonnant un peu plus le personnage de l'ado. Parce que l'adulte, on le connaît : c'est nous, avec notre approche, notre vision du monde. La perte des repères, l'adaptation, la reconstruction, la sublimation : Baptiste/Yumaï a traversé ses épreuves, a élaboré ses états d'âme, a éveillé un lui qu'il dit avoir toujours été là. Pas de lavage de cerveau, donc, mais bien la culture d'un Yumaï qui n'attendait que ça. Ni bipolarité, ni fanatisme, non : une adaptation en piochant dans ses ressources, une évolution... ou une révolution. Que savons-nous de ce que nous taisons, et que d'inimaginables circonstances pourraient faire fleurir ?
Encore une fois, Blottière ne livre aucune apologie. Il raconte peut-être le syndrome de Stockholm, oui. Ou les mécanismes de défense qui prennent le dessus pour ne pas sombrer dans la folie ou le désespoir. Si l'histoire est fascinante, parce qu'aussi brutale que spirituelle, le livre tient aussi par sa forme l'attention en émoi.
Un livre fort, pour un moment de littérature intense, comme on les aime.
Non, tout ce dont je me souviens, c'est avant, le regard de Louis
et après, le moment où je me suis rendu compte qu'ils n'étaient plus là
je suis allé demandé à Amir où ils étaient, il m'a répondu qu'ils avaient été envoyés ailleurs
et il m'a ordonné de ne plus jamais poser cette question.
Comment Baptiste est mort, d'Alain Blottière
Folio n°6429, 224 pages