La guerre des classiques et des modernes.
J'affrontais cet éternel débat il y a peu, encore, lors d'un dîner haut en couleurs où un parent m'expliquait l'origine de sa rage lorsque, assis dans la salle pas encore rénovée du Français, il se retrouva face à un Molière dans une mise en scène contemporaine, et se trouva incapable d'autre chose que de siffler. C'est que Molière, ça se joue en respectant l'époque, ou ça ne se joue pas. Il me déclara même que, si l'on voulait expliquer les amours impossible de deux êtres séparés par leur milieu, il ne faudrait pas appeler Roméo et Juliette, mais écrire une nouvelle pièce. Que le thème soit atemporel et universel ne lui importait pas : une oeuvre est une oeuvre, on doit tout respecter du temps où elle est née. Cochon qui s'en dédit, toute adaptation ou mise-en-scène contemporaine est un attentat, un crime de lèse-majesté. Bon sang.
J'ai bien tempêté pour lui expliquer qu'il avait le droit d'aimer les choses dans leur version d'époque, mais que, les thèmes et les mythes dépassant les modes, il ne pouvait pas interdire les mises en scène modernes, qui justement rendent les oeuvres éternelles. Peu importe : il n'en démordrait pas. De mon côté, la réflexion s'est étoffée récemment avec le visionnage de deux tentatives qui ont nuancé mon propos - question de goût, certes, mais aussi de crédibilité esthétique.
De quoi s'agit-il ? A première vue, d'adaptations. Mais au fond, il y a deux mouvements mêlés : d'une part, le besoin de parler d'une forme de sclérose des élites, intellectuelles, créatives et de pouvoir. D'autre part, le goût du mélange des genres, du viol du sacro-saint pour se réapproprier des oeuvres que la postérité porte aux nues - quelquepart, c'est aussi le viol de symboles populaires, quand bien même ils n'appartiennent plus vraiment au peuple parce qu'il s'en est détourné.
Ces objets télévisuels, tous deux diffusés par arté (ici et ici), sont donc d'énièmes itérations de la vacuité désespérée d'une bourgeoisie tombée dans l'excès de jouissance faute de savoir en profiter : la littérature de toutes les époques en est pleine, le cinéma en dégorge... comme s'il fallait répéter que cette population, ne sachant quoi faire de son ennui en attendant la mort - qui n'est pas assez belle pour qu'on s'y jette, lâches - préfère faire n'importe quoi. Et en 2016, on le fait trash, façon Hell (Bruno Chiche, 2006). Un exemple ? Chez Akiz, les deux couples drogués du Songe d'un nuit d'été s'envoient en l'air, sans classe, sans tendresse - alors qu'ils s'en tiennent, chez Shakespeare, à se déclarer une passion dévorante. Non pas que du temps de Shakespeare on ne lisait pas entre les lignes, mais simplement, aujourd'hui, on n'a plus de manières, on fonce. Et le sexe engage moins que les serments. Quant à Dom Juan, séducteur invétéré et éternel insatisfait chez Molière, maniant le verbe avec zèle et talent, devient un drogué nihiliste chez Macaigne, son tatouage remplace le verbe, et il ne jouit même pas de l'orgie qu'il suscite. A chaque époque ses postures de rebellion - quitte à faire râler les lecteurs du Figaro (le journal, hein, pas Beaumarchais).
Tu me suspectes d'y prêter un peu de jugement moral ? Je le vois clairement dans leur approche de l'excès : il n'est pas question pour eux de célébrer l'excès et la jouissance (l'hubris), mais de montrer comme ils ne sont que des façons de (se) détruire, de souffrir. Ce ne sont pas des modes de vie, mais des modes de souffrance - fussent-ils salvateurs et anti-convention. Car Macaigne et Akiz gardent un personnage faisant office d'autorité bienveillante, d'ange gardien, pour que se joue le manichéisme, le jeu du bien et du mal : d'un côté, Sganarelle, qui sauve tous les coups de Dom Juan ; de l'autre, Hamlet, témoin solitaire du délire de tous les autres, inquiet par touches.
Alors bien sûr, il y a des contre-exemples, principalement dans l'Akiz : Roméo et Juliette vont vraiment jusqu'au bout, tués par la bêtise de leur époque - non leurs parents, mais leur ennui - et Elvire semble être prête à tout, même à jouer le jeu.
Trashing classics.
Parce que bon, la démarche artistique n'est pas franchement le fond de ces objets télévisuels (je préfère ça à "téléfilms") : les mythes et les schémas narratifs, même adaptés, restent porteurs de leurs messages, restent éloquents. Macaigne et Akiz n'y apportent rien qu'une nouvelle forme. Le trash.
Quelque part, dans cette trashisation des classiques, ce n'est pas une volonté de rendre ces classiques plus modernes en les illustrant de hard rock ou en faisant vomir et baiser les acteurs sur le plateau, non : c'est un besoin de faire se rencontrer les genres les plus éloignés dans l'imaginaire collectif, pour effacer les frontières. Avec un impératif : quand tu joues à ça, tu te dois de réussir. Parce qu'il y a ceux qui l'installent par touches, par jeu (Marie-Antoinette, Sofia Coppola), ceux qui le subliment (Casanova variations, de Michael Sturminger, qui met en parallèle la vie romancée de Casanova et le montage de nos jours d'une pièce sur sa vie), ceux qui adaptent avec justesse (Romeo+Juliet, de Baz Lurhmann, qui transpose les amants de Vérone dans le Los Angeles des gangs)... et ceux qui font exploser les codes, quitte à ne rien maîtriser (le Richard III mis en scène par Thomas Jolly, par exemple). C'est un peu comme ceux qui utilisent les mythes grecs pour intellectualiser la lecture d'une de leurs oeuvres, insipide en vérité : c'est de la posture. Et de l'imposture.
Un peu comme faire l'inverse : vouloir refaire à tout prix du gnangnan en costume pour faire plus vrai. Ca rate souvent.
Parce que voyez-vous, chers auteurs, dramaturges, cinéastes, on peut être contemporain avec un thème ou un texte classique ET rester crédible et juste, sauf que c'est un exercice de haute volée, qui n'est pas à la portée de n'importe qui.