Monsieur Sylvestre.
Le roman national - le best seller de nos périodes électorales teintées de "crise identitaire" - est-il aussi constitutif de notre identité que voudraient nous le faire croire les politiciens et les petites gens qui rejettent la diversité culturelle ? Chacun verra midi à sa porte, et si l'on se doit de savoir comment a évolué le monde pour comprendre ce qu'il est aujourd'hui, la question de la nation reste, depuis le milieu du XIXe siècle, celle d'un communautarisme basé sur des frontières - un principe arbitraire, donc.
Qui dit roman dit personnages, ambassadeurs de la renommée du récit - les Grands Hommes, les figures allégoriques et les clichés du genre. Ainsi, dans l'imagerie internationale, la France a ses chefs étoilés, l'Amérique a ses G.I.. Chacun représente une vision de la nation, l'artiste exigent défendeur d'un art de vivre pour l'Hexagonal, la valeureux défenseur de la liberté, sacrifié sur l'autel de l'universalité pour l'homme du Nouveau Monde.
La machine à rêves (aka Hollywood) s'est déjà emparée plus d'une fois de la question du soldat, que ce soit pour dénoncer son statut de chair à canon au Vietnam ou pour saluer sa valeur dans la lutte contre l'obscurantisme, sur les plages normandes ou dans le désert afghan. La critique du rapport idéalisateur de l'Amérique à son armée a donc traversé les réalisateurs plus d'une fois... et c'est justement le sujet d'Un jour dans la vie de Billy Lynn (Billy Lynn's long halftime walk), le dernier film d'Ang Lee.
Ang Lee n'est pas un perdreau de l'année : Tigre et dragon, Hulk, Le secret de Brokeback Mountain, L'Odyssée de Pi... sa filmo touche-à-tout lui a rapporté 2 Oscars, 2 Lions d'Or, 2 Ours d'Or, 3 Golden Globes, 4 BAFTA... Ah, et 0 Palme d'Or. Autant dire qu'on ne va voir Billy Lynn sans une certaine attente, même si la variété de ses approches cinéma ne sont pas sans brouiller les pistes.
Alors : Lors d'une action en Irak, le soldat Billy Lynn s'illustre en portant assistance à son sergent blessé devant une caméra, et en se battant à mains nues contre un assaillant. Son fait d'arme remonte aux oreilles des Américains, le soldat et son équipe - les Bravo - sont acclamés en héros pour une tournée inaugurale avec, cherry on the cake, une participation à la fameuse mi-temps du Superbowl.
Avec ce film, Ang Lee adresse un miroir (aux alouettes) à l'Amérique : le soldat en explore toute la mythologie (façon Barthes) ; bagnoles, bling bling, pétrole, homme d'affaires un peu véreux, cheerleader incarnant une fausse pureté, société tyrannie du spectacle, et surtout, il incarne soudain le fameux roman national, le soldat héros qui se bat contre la barbarie, tout en expérimentant la déshérence de sa famille, le traumatisme des combats et le deuil d'un père de substitution. Tous les revers de la même médaille (du mérite) concentrés dans une 113 minutes d'héroïsme ordinaire, de contradictions, d'enrobage poétique pour mieux faire passer la pilule, de machine à penser, loin de la réalité des faits. Riche en réflexion.
Si Ang Lee ne tombe pas de la dernière pluie, son acteur principal, en revanche, est fraîchement embarqué : Joe Alwyn, avec sa tête de jeune premier façon Wentworth Miller dans Prison Break, connaît son premier rôle au cinéma dans la peau de Billy Lynn, et s'en sort avec les honneurs. A ses côtés, on retrouve une Kristen Stewart rongée dans le rôle de la mauvaise conscience qui tente de sortir son frère de l'armée, alors qu'il pense y avoir trouvé sa place ; Vin Diesel subtil en père spirituel du désert, tombé au combat ; Garrett Hedlund (Troie, Tron: Legacy, Inside Llewyn Davis) en sergent de parade dur à la ville comme on le serait en caserne ; ou Chris Tucker, incarnation du marchandage de l'imagerie populaire. Une jolie brochette d'interprètes, familiers du genre de rôles qu'ils endossent, presque eux-mêmes clichés du genre... à l'image d'Albert (Chris Tucker), l'agent qui cherche à transformer leur histoire en film, film dans le film, histoire dans l'histoire...
Ang Lee, cinéaste de la mise en abyme des deux machines à rêves américaines : Hollywood et l'Oncle Sam.