Choc.
Europe disloquée, Europe cristallisée, mais Europe toujours là. Nous sommes en 2018, le traité de Rome instituant la Communauté Européenne, garantissant la paix et - a priori - la prospérité des membres entre eux, a fêté ses soixante ans l'an dernier. Les Droits de l'Homme, guides suprêmes du vivre ensemble sur cette planète, si on les applique, fêteront leurs soixante-dix en décembre prochain. 2018, un an avant les élections européennes, son avenir n'a pourtant jamais été autant en danger. Alors oui, Europe toujours là, mais Europe pas très en forme.
Imparfaite, technocratique, déconnectée, ultralibérale, pusillanime, mal soudée, infoutue de gérer les questions européennes, etc. Tous les maux dont on l'accable, elle semble en être responsable. Et pourtant, tous les partis, qu'ils aient été au pouvoir ou dans l'opposition, partout en Europe, lui ont mis sur le dos l'échec de leurs politiques nationales, comme s'ils ignoraient l'échelon européen dans le panorama de l'action politique, alors même qu'elle a été pensée comme levier d'une action grande et communautaire. Facile à dire, sans doute, mais il semble qu'il faille le rappeler : le bouc émissaire a de moins en moins de pattes pour tenir debout.
Thomas Bellinck a 30 ans lorsqu'il crée Domo de eūropa historio en ekzilo (traduit de l'esperanto : maison de l'histoire européenne en exil) à Bruxelles, au KVS. Le Belge est connu pour sa pluridisciplinarité questionnant le pouvoir et le politique (au sens du vivre ensemble) : avec Domo, il pose une question brûlante - récurrente face aux passéismes : comment jugerons-nous ce qui se passe aujourd'hui, dans 30 ans ? L'histoire sait réunir les grands faits et les petites histoires dans de grands courants, par l'analyse. Notre cerveau d'aujourd'hui, noyé sous le déluge de l'info en continu et la consommation de l'instant (carpe diem, c'est dépassé !), ne parvient sans doute pas à mettre bout à bout les éléments importants, pour y comprendre ce qui se passe vraiment. Rassurons-nous : concernant l'Europe, Thomas Bellinck l'a fait en 2013, avec Domo, donc. Le résultat est vertigineux.
"Ce projet est né il y a quelques années, quand une série de crises européennes se sont succédées : je ne parle pas seulement de la crise financière, mais aussi d'une certaine crise identitaire, d'une crise culturelle, sans parler de ce que l'on a appelé la crise migratoire - qui est, selon moi, avant tout une crise d'accueil..." Compilant les faits, les résultats électoraux, les décisions européennes, nationales, locales, Bellinck dessine peu à peu la figure de la crispation de l'Europe : celle qui prend peur, se referme, nie, rejette, s'isole, en de plus en plus petites structures. De là, il imagine les suites : sorties successives de l'Union Européenne, rétablissement de frontières, nationalismes et indépendances, camps de réfugiés, monnaies nouvelles,... Bellinck dispose les objets qui illustrent ses propos, bien réels, eux, dans une expo : le musée des peuples d'Europe après l'UE. Domo est né. En 2013, "il y avait encore une grande part de fiction dans ce musée. Mais le problème est que, depuis, avec le Brexit ou la crise ukrainienne, la réalité a largement rattrapé la fiction ! Il y a beaucoup trop de réalité dans l'exposition..."
Sa fiction beaucoup trop crédible, Bellinck la rend percutante par sa mise en scène. L'expo se visite seul - on y va un par un, tous les dix minutes : personne avec qui parler, ironiser, évacuer l'info ; chacun est laissé face à sa connaissance des faits, ses analyses, ses conclusions, en silence. Le début raconte la partie connue : la seconde guerre mondiale, la guerre froide, la CECA, les traité de Rome, de Maastricht, de Lisbonne, l'euro, la crise, le communisme, le libéralisme,... de 1945 à 2050, l'Histoire européenne défile bon train, en grandes périodes, expliquées avec le ton de nos livres d'histoire, étayées d'objets, extraits de discours, grandes figures politiques ou humanistes, tous véridiques. Comment douter de ce qui se passe après 2018, tant tout semble naturel depuis 1945 ?
La scénographie est celle d'une Europe qui aurait fait ses cartons : remisée dans la pénombre d'entrepôts, où la lumière filtre à travers la poussière, les panneaux Schengen rangés de côté, les murs couverts de bâches, les objets pas tous en place,... aiguisant l'acuité des sens, pour comprendre, et l'on comprend que c'est un monde qui semble ne plus intéresser personne. Tellement personne qu'on est seul à errer entre les murs couverts de cette histoire européenne. Malin.
Au fur et à mesure que l'on avance, le silence, les scénographies, les infos brutes de ces Européens qui ne plaident que pour leurs individualismes, inspirent des sentiments de plus en plus forts. Sans nostalgie, presque avec indifférence (à notre image, sans doute), Bellinck raconte la naissance, la vie et la mort de l'idée et de la réalité européennes, et révèle ainsi nos sentiments profonds envers l'Europe : veut-on la sauver ou continuera-t-on à la couler pour s'en débarrasser ?
Aussi flippante que brillante, Domo de eūropa historio en ekzilo n'est pas eurosceptique. Elle est un regard d'artiste, d'historien, de sociologue, sur une idée, des idéaux, des idéologies, et des réalités. Et un parfait aiguillon qui nous rappellera, à l'heure des tardifs programmes de politique politicienne présentés à partir du printemps 2019 pour une élection dont aucun média ne fera un enjeu, ce qu'il faut mettre dans l'enveloppe, dans l'isoloir. Rappelez-vous les résultats désastreux de 2014...
DOMO DE EŪROPA HISTORIO EN EKZILO
Une installation de Thomas Bellinck.
MUCEM - Marseille - du 16 juin au 1er septembre 2018
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