Promis, pas d'énième complainte lancinante sur l'indignité des médias et leur terrible confusion entre idée et opinion - indice : l'une se pérore, l'autre se réfléchit.
Pour mater les esprits frondeurs et naturels, les pouvoirs temporels savaient user des matériaux spirituels (toute obédience confondue) et d'un en particulier : le Jugement Dernier. Outre votre jugement personnel le jour de votre mort, déterminant la destinée heureuse ou malheureuse de votre âme dans l'au-delà, il y aura un jugement collectif, où l'on reprendra TOUTE la liste de TOUS les actes de l'Humanité depuis les origines (depuis Adam, donc), pour savoir si oui ou non l'Humanité fut bonne. Globalement, le Jugement Dernier étant partout décrit comme la destruction de la Terre et du Ciel, c'est surtout le jour où Dieu choisit de mettre fin à sa création, punissant à l'aune de l'action des Hommes l'ensemble du vivant, du non-vivant et du spirituel : grosse GROSSE pression. Et puisqu'il est question de destruction, soyons clairs : l'Humanité a dû sacrément mal se comporter, puisque rien ne mérite d'être sauvé. Les auteurs des textes sacrés étaient sacrément pessimistes.
Le récit (ou le principe) du Jugement Dernier, c'est du pain béni pour les artistes : tragédie totale, manichéisme absolu, la représentation de l'horreur et du bonheur les plus extrêmes, couleurs, formes, réalité et imaginaire, délire et virtuosité ; bref, de quoi montrer toute l'étendue de son talent.
Deux peintres gagnent la palme de la célébrité dans le domaine pictural : Michel-Ange et sa fresque du Jugement dernier dans la Chapelle Sixtine (1541) et Jérôme Bosch et ses triptyques sensationnels (celui de Bruges (1505) ayant ma préférence). Les Italiens devaient être plus obéissants (ou imaginatifs) que les Flamands, puisqu'ils n'avaient pas besoin qu'on leur représente l'enfer - là où les gens du Nord s'en sont donné à cœur joie. Pour autant, je t'invite aujourd'hui à te plonger dans celui d'un autre Flamand : Pieter Pourbus, dont le Jugement dernier (1551) est conservé, comme celui de Bosch, au Groeningenmuseum de Bruges.
La tradition flamande de représentation du Jugement Dernier est celle des 3 espaces : au centre, le Christ qui trie les âmes, au-dessus d'anges réveillant au buccin les corps des défunts, pour que personne ne manque à l'appel ; à la droite du Christ, le Paradis et ses délices, un jardin, des fontaines, du bleu et du vert ; à sa gauche, l'Enfer et ses tourments, le feu et la guerre, de l'orange et du noir. Chez Pourbus, petite variation : la moitié haute représente le Paradis, peuplée de saint(e)s et de grands hommes autour du Christ ; la moitié basse la Terre des Hommes, séparés en deux groupes, à gauche les corps happés par les anges pour aller vers le haut, à droite les corps embrassés par les diables pour aller vers le bas. Il manquerait presque, pour être dans la lignée de Bosch, une représentation explicite de l'Enfer, qui serait tout en bas du tableau. D'une taille déjà considérable (2,28m sur 1,81m), ne demandons pas ce qui n'existe pas.
Penchons-nous sur des détails particulièrement sympathiques.
En bas à gauche du tableau, voici les morts. Ceux qui, appelés par les anges buccinistes (ou trompettistes, si vous préférez), sortent de terre dans divers degrés de décomposition - jeunes comme mûrs, les chairs creusées dans leur suaire ou littéralement réduits à leur squelette - pour être eux aussi (re)jugés par le divin tribunal. Regardez particulièrement le défunt dans son suaire, la tête posée sur le revers de sa main, le regard plongé dans celui du spectateur : une merveille d'humour, pour nos yeux d'aujourd'hui, entre la pose de magazine et le déguisement d'Halloween. Avec une duck face, elle ferait un parfait mème de... jugement. Une figure qui interpelle justement parce qu'elle attrape le regard du passant en le saisissant par un hameçon immanquable : la peur du mort-vivant qui s'en prendrait à lui. De quoi en rêver la nuit.
Autre élément d'intérêt : les enlèvements. A gauche, celui par un diable à tête marine, qui tient sous un bras un homme, sur l'épaule une femme, pour les emporter vers les profondeurs de l'Enfer. Représentation classique, le diable étant tout de même représenté par des figures zoomorphes - tradition flamande - ou encore... noires. Bonjour le racisme. Plus étonnant, la manière dont les anges s'emparent, à droite, des âmes élues. Pas d'élévation mystique, le corps s'envolant dans l'éther (comme chez Michel Ange), mais une bonne prise à bras le corps, par des anges aux ailes bien colorées. L'occasion, dans les deux cas, de représenter des corps nus, en particulier des hommes bâtis, chez le damné comme chez l'élu, dont rien ne nous est caché - une vraie leçon d'anatomie, même si le corps le plus imposant du tableau est le chaste corps de femme central. Et celui, torse nu, du Christ. C'est bien la peine de représenter toutes les bonnes âmes du Paradis habillées jusqu'au cou.
Bref, au bout de quelques pensées happées par la mort et amenées à la considération de forts jolis corps nus, j'en viens à questionner le bien fondé de ce Jugement dernier par Pourbus : ne cherche-t-il pas à nous pousser à la luxure (par l'esprit) plutôt qu'à notre rédemption ? Ah mais voilà, c'est un test !
A l'occasion, il faudra aussi admirer le Jugement dernier du primitif (flamand, là encore) Hans Memling (1471), conservé à Gdansk. Une pépite assez étonnante, là aussi...