I wanna live in America ! chantaient les chicas des Sharks dans West Side Story (1961), vantant le progrès économique et social du pays. C'était ça, les Trente Glorieuses : une Amérique triomphante politiquement, militairement, riche, créative, originale, travailleuse, joviale, défenderesse de la liberté, du progrès, de l'amour et de la vérité (ou presque). Qui ne rêvait pas de l'Amérique, phare dans la nuit, et de ses hérauts, hommes et femmes, porteurs de la bonne parole, modèles de vie, à chaque génération ses idoles ? Ah ça, oui, I wanted to live in America à 20 ans.
Comment ? Pourquoi ? Comme tout le monde : la télé, la radio. Musique, séries, cinéma, publicité, créant un modèle, un certain sens du cool, basé sur l'image, façonnant l'attitude et les must have. Jusque dans la langue, oui. Transgression, liberté, maîtrise - toujours plus loin, plus haut, plus vite, aux confins de l'extrême limite. Cela ne veut rien dire, mais cela voulait tout dire - "les US", c'était surtout un majeur levé à notre tradition planplan, à notre cadre terne, à nos règles à suivre. Et puis...
Et puis, en apprenant lesdites règles, en explorant ledit cadre, en comprenant la richesse de ladite tradition, on réalise la facilité de la transgression à l'américaine, et la beauté (du challenge) de la transgression à la française (à l'européenne ?). Quelque chose comme ça, du moins.
Et alors, à l'instar de réaliser que danser comme Britney, ou n'importe laquelle de ses aînées d'Outre-Atlantique, revenait à rendre hommage à Bardot dans Et Dieu créa la femme (1959), peu à peu s'installait le besoin d'ajouter à son arc de nouvelles flèches : plus variées, pour plus d'effets. Le pouvoir d'une culture non pas univoque, mais cosmopolite. Et pas seulement en variant les nationalités, mais aussi les valeurs, les messages, les gens.
En était-ce fini de l'Amérique ? Non : la foire aux indépendants était ouverte. Allez y chercher ce que le rouleau compresseur du fric ne mettait pas en tête de gondole, regarder les petits, les anciens, les autres. Mais il y avait à cela une contrepartie aussi enrichissante que violente : la critique du système de pensée embrassé jusque là. Scie-t-on toujours sans inquiétude la branche sur laquelle on est assis ? Soulevons donc le tapis de l'American way of life. Apparaît alors la dangereuse bipolarité américaine, son sectarisme manichéen - qui donne de si belles fictions dans l'art - se révélant dans toute sa complexe beauté triste. Symboliquement, l'on faisait aussi succéder la violente vulgarité de Trump (ou de Game of Thrones) à la success story classy d'Obama (ou des Sopranos) - du moins, vu d'ici.
Ce matin-là, Drop dead diva. Et me réjouir de voir enfin une héroïne de série américaine grosse et tout de même jolie, battante, accomplie. Wait. "et tout de même". Je réalisais que le pas fait en avant n'était qu'un demi-pas. Pour ne pas nous détourner du message central (beau-battant-accompli), on nous lissait tout. Première brisure. Renouvelée avec Grace et Frankie, que je prenais pour le succès du 3e âge sur le jeunisme, ou Dear white people, pris pour la voix d'une minorité. Plaisir sur l'instant, brisure sur le long terme. D'autant qu'en parallèle, l'Amérique se réjouissait de son infâmie, en apparence - la vulgarité gagnant du terrain, là-bas comme ailleurs. Le modèle américain changeait doucement de visage : la beauté, la combativité et la réussite toujours, avec mépris et vulgarité. Ouch. Captain America devait soudain payer pour les dégâts qu'il avait causés dans New York pendant la bataille.
Que reste-t-il de nos amours américaines ? Leur goût pour le raffinement, leur vague à l'âme dans l'immensité de leur territoire, la beauté tragique de la défaite dans leurs yeux : succombant à leurs blessures, ils étaient devenus comme nous. Debout dans la tempête, les références inaltérables - Broadway, le ciné indé, la littérature, les paysages bruts - quand on accepte que le reste soit voué aux gémonies, comme si une partie de la prophécie The handmaid's tale se réalisait. De quoi souhaiter aller ou retourner aux US ? Comme l'on va sur une tombe : avec regrets.