La mémoire est vivante.
Non pas qu'elle soit fluctuante parce qu'organique, non pas qu'elle reconstruise les gens, les actes, les situations, parce que le temps gomme les contours ou le centre. Non : la mémoire est vivante parce qu'elle existe, presque indépendante. Elle crée. Elle invente. Elle imagine. C'est l'imagination, ça, me direz-vous. Peut-être. Une force de projection basée sur ce que l'on sait, sur ce que l'on a connu, pour occuper les places vacantes.
Avec Lucide, de l'Argentin Rafael Spregelburd (2006), Marcial di Fonzo Bo (encore lui) remont(r)e une famille difficile, avec Karin Viard (encore elle) dans le rôle central (la mère), mais aussi avec Micha Lescot (Lucas, le fils), Léa Drucker (Lucrèce, la fille) et Philippe Vieux (l'homme). Les familles parfaites n'existent pas : il y a celles qui s'affrontent ouvertement, dans des guerres homériques parfaites pour le théâtre, et celles qui font avec, lissant tout, comme si de rien n'était. Et toutes les autres, qui pianotent sur la gamme qui va de l'extrême à l'autre. Dans cette famille, tout commence quand Lucrèce réapparaît, quinze ans après avoir disparu, chez sa mère et son frère. Le grand déballage peut commencer.
Je mens un peu : il n'y a pas vraiment de personnage central. La pièce nous balade entre Lucas et sa mère, le barycentre est changeant. L'élément perturbateur, c'est bien Lucrèce. Pourquoi est-elle partie ? Que revient-elle chercher ? Lucrèce, le nom sonne comme une tragédie grecque, comme du Hugo, promet l'intensité. Sur la mère, l'effet de son retour est bouleversant : entre peur de tout perdre et colère de l'intrusion, elle s'agite, cherche à tout stabiliser, comme l'on tiendrait la porcelaine après avoir donné un coup dans le pied de table. Le retour de sa sœur trouve Lucas dans sa psychothérapie, dans ses rêves lucides - il s'invente ainsi, à partir de ses souvenirs, des aujourd'huis qui chantent. Faute de lendemains certains. Les mémoires s'activent, chacun redessine sa vérité : les lettres sans réponse, les sacrifices, les cruautés, les choix. Lucide est donc un drame ?
Sur le papier, seulement, car la forme a un immense potentiel comique. La mauvaise foi, le charlatanisme, le déni le permettent : on rit des situations aussi absurdes que tendues. Mais c'est véritablement la patte Di Fonzo Bo qui souligne, extrapole, dévisse, et fait rire. En incitant ses acteurs au surjeu, au ridicule, à l'inattendu, il les rend aussi attachants que fascinants. La diction de Micha Lescot, les mimiques de Karin Viard, la mise en scène du corps de Philippe Vieux, la froideur rèche de Léa Drucker : tout est poussé pour qu'ils se percutent avec éclat - de rire, pour le spectateur. On est à pas grand chose du théâtre privé, ses portes qui claquent et son surjeu, c'en est aussi réjouissant que grinçant. Presque une critique en contre. Le corps est donc particulièrement mis en jeu, sans doute parce que le contrôle de notre apparence est notre obsession : accessoires SM, travestissement, gestes raides ou ondoyants... Di Fonzo Bo pousse ses comédiens dans des postures et personnages que l'on n'imaginait pas, mais cohérents et tenus. Réjouissant.
Que se cache-t-il donc dans Lucide ? Notre capacité à nous tromper nous-mêmes, à fabriquer une vérité tenace, irréaliste, insensée, tous lucides que nous sommes de la réalité. Vérité / Réalité... Relativité.
La vidéo du spectacle est dispo ici.