"Nous sommes venus cueillir la rose de votre jardin."
Les auteurs contemporains ne sont pas tous d'obscurs littérateurs qui dézinguent les phrases pour entrer en communication avec les esprits qui les habitent. Parmi eux, Simon Abkarian, aussi connu au théâtre qu'au cinéma, porte un regard franc et ferme sur le monde qui nous entoure, l'habitant de sa présence forte et de son regard noir. En 2020, il livrait la pièce Le dernier jour du jeûne, tragédie grecque contemporaine aux accents féministes, que certain·e·s ont pu apprécier sur France 5. Parlons-en.
Au village en cette fin d'été, la chaleur accable les corps et échauffe les esprits. De plus, c'est un grand jour : une demande en mariage se trame. Les sages Théos et Nouritsa s'apprêtent à recevoir l'impétueux Aris et sa commère de mère Vava, qui demanderont la main de leur fille Astrig. Zéla, grande sœur d'Astrig, l'envie en terminant le jeûne annuel qui la mènera, selon elle, à rencontrer l'être aimé pour qui elle se réserve. Sandra, sœur de Nouritsa, profère entre conseils et folie ses diatribes contre l'institution du mariage. La pièce met peu à peu en place la cérémonie de demande, catalysant les révélations, les vérités, les éclosions, mettant à mal un patriarcat dévastateur...
Car la beauté du Dernier jour du jeûne repose avant tout sur sa portée sociétale : les attitudes, les comportements, les diktats, les mensonges, les pudeurs, les mots et les actes sont au cœur de la pièce, autour de la lutte des sexes. Abkarian recrée une société méditerranéenne dans sa complétude, où le patriarcat prend conscience de sa violence, physique et morale, et où le féminisme permet un déroulement des faits différent. Nul militantisme, ici, pas de confrontation brutale, mais des dialogues précis, sans ambage politicard, qui remettent les points sur les i. Ainsi entend-on Vava dire à son fils : "Si jamais tu fais souffrir ta femme, je sors de ma tombe et je te maudis !". Est-il question du matriarcat propre aux familles méditerranéennes ? D'un effet de la supériorité numérique des personnages féminins ? D'un faux respect des volontés des femmes par des hommes qui, en vrai, n'en ont cure ? Nullement : très vite, on comprend que Théos, Aris et les autres personnages masculins mettent à égalité leur raisonnement et celui des femmes. Que sentiment n'est pas sentimentalisme, qu'honneur n'est pas seulement masculin. Abkarian met en place en quelques scènes, par quelques phrases, une société aux pratiques et pensées très fournies, s'appuyant sur des réalités (libanaises, notamment) qui lui donnent une grande crédibilité et une assise confortable pour le spectateur, qui croit peu à peu regarder la vraie vie.
Pour autant, la pièce s'en détache, crée la distance suffisante pour ne pas être prise au premier degré. Des airs de tragédie grecque, dans les noms (Théos, Xénos, Sophia, Aris, Zéla, Minas...), certaines postures archétypales (l'Oracle, le Dieu, l'Etranger, la Mère nourricière, la Vestale...), un rapport au divin (les prophéties, le sacrifice, le jeûne spirituel,...), jusqu'à la progression de l'intrigue, qui rappelle aussi bien Euripide ou Eschyle que Shakespeare ou Corneille, qu'Abkarian a joués avec intensité par le passé.
La profondeur des personnages marque les esprits. Avec une précision d'écriture qui passe inaperçue, dans une formulation ici, dans une idée là, Abkarian donne une épaisseur et une texture à chaque personnage qui les rendent réels, présents, sans être prévisibles ni caricaturaux. La nuance est reine. Le jeune Aris, par exemple : la fougue de sa jeunesse, son recours à la violence verbale, à la colère, aux postures de combat, aux armes, pourrait en faire un stéréotype de la petite frappe. Et pourtant, il n'est question pour lui que d'honneur, de respect ; face à Astrig qui fait battre son cœur, il fait preuve d'une tendresse non feinte, d'une vérité toute aussi fougueuse, qui ne contredit pas sa posture virile, qui la complète, au contraire ; face à sa mère, il est aussi aimant qu'intransigeant, comme on ne l'est qu'avec ceux que l'on aime authentiquement. Autre exemple : Zéla, la sœur aînée. Apparaissant au départ frileuse, enfermée dans un délire mystique, déconnectée de la simplicité de la réalité - de l'amour, du désir, notamment, comme le lui rappelle incessamment sa sœur Astrig, son apparente Némésis - elle fait preuve d'une ferveur contenue mais flamboyante, dès lors qu'elle touche au but, révélant alors toute la nuance de sa personnalité.
Chaque personnage est ainsi habité, et richement porté par une équipe d'acteurs formidables. Simon Abkarian joue lui-même Théos, lui donnant sa gravité et sa présence solide, pouvant faire passer tout un message d'un simple geste, d'un simple regard. Ariane Ascaride est une Nouritsa formidable, tout à fait méditerranéenne, entre manies finement dissimulées dans sa gestuelle et postures de tragédienne, déclamant de profondes vérités avec verve et incisivité. Assâad Bouab est un Aris magnifique, Chloé Réjon une Astrig exaltante, Océane Mozas une Zéla incandescente, Catherine Shaub-Abkarian une Sandra fantasmatique, Marie Fabre une Vava impétueuse,... Dans une mise en scène au rythme ultra-maîtrisé, qui ne laisse pas de répit, faisant des 150 minutes de la pièce un plaisir intense et confortable, Abkarian dirige ses comédiens avec intelligence, leur donnant la possibilité d'exprimer toute l'ampleur de leur qualité de jeu, bref : plaisir plaisir.
Mais surtout, bon sang, quel plaisir du texte. Abkarian cisèle l'écriture, les formulations, apparaissant littéraire tout en usant de gros mots à tout bout de champ : du grand art, populaire et précieux, grandiloquent et quotidien, pour remettre au sein des discussion de l'élégance et de la vérité, loin du verbiage médiatique actuel et de la pauvreté de la langue de la télé-réalité. Subtil, sublime, à se tatouer des tirades entières sur la peau pour mieux dire qu'on les a dans la peau.
Nouritsa, à Aris : Aimer, c'est pas un engagement, c'est un état.
Minas : Voilà !
Aris : Te mêle pas, Minas !
Nouritsa : Aimer, c'est souffrir, c'est subir. Aimer n'a pas son contraire. Aimer, c'est se battre nu, sans arme.
Minas : Voiiiiiiilà !
Aris : Ah oui ? Haïr, c'est le contraire de quoi, alors ?
Minas : Haïr, c'est le contraire de rien.
Nouritsa : Va demander à ta mère si elle le hait, ton père, de vous avoir abandonnés - Ca va, tout le monde sait qu'il est parti. Et bien non, elle l'aime encore. Non pas qu'elle soit idiote, ta mère, mais son amour est tel qu'elle préfère dire qu'elle est veuve. Veuve, c'est triste, mais ça fait moins mal qu'abandonnée. Le deuil de ta mère est un habit de noblesse que ton père ne mérite pas.
De phrases hilarantes (Reste pas planté là comme un jeudi au milieu de la semaine !) en sentences éternelles (Si tu la soupçonnes, ne l'épouse pas. Si tu l'épouses, ne la soupçonne pas.), en confessions sublimes (Ce jour-là, en prononçant mon nom, tu m'as appris à le comprendre. Depuis, je le porte avec fierté.), Abkarian signe des dialogues tour à tour percutants, mordants, délicats, douloureux, délicieux, magiques, aussi réalistes que bienfaisants, dans notre monde qui dévoie de plus en plus la langue et le discours.
Une pièce merveilleuse.
Le spectacle est visible en ligne jusqu'au 30 septembre 2021 : voir.