La question peut sembler provocante à l'heure où le milieu culturel et les spectateurs français s'impatientent poliment - pour l'instant - mais de plus en plus ouvertement, face à la fermeture des lieux culturels (théâtres, cinémas, salles de spectacles, musées,...). Fermeture qui semble, depuis plusieurs semaines maintenant, relever de l'incohérence et de l'aléatoire des choix politiques du gouvernement en place. De l'écoute à l'impatience, à la colère. Et du Théâtre National à Strasbourg au Quartz à Brest, du Théâtre de la Cité à Toulouse au Théâtre du Nord à Lille, jour après jour, les occupations, assemblées générales et manifestations se multiplient pour exprimer aux responsables politiques, sur tous les tons, ce que chacun pense tout bas depuis le déconfinement de décembre 2020 : le respect doit être mutuel, sans quoi l'irrespect sera mutuel. Des menaces ? Non. Du moins pas encore, dans les premières tribunes parues, où médecins, politiques, artistes et professionnels de la culture parlent d'une voix commune et concertée.
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La question peut donc sembler provocante, et pourtant. Le milieu culturel, habituellement si discret - à l'exception des intermittents, rompus hélas à l'art de monter au créneau - si enclin à la discussion, habitué à s'adapter, à composer, à se réinventer, avec toujours plus de contraintes et si peu de moyens pour y parvenir, commence à montrer les dents. De la discussion, il passe à la colère. Les êtres cultivés font ressortir leur animalité. De l'état de culture, il est réduit à son état de nature. J'admets : là, je suis allé un peu loin, l'état de nature induisant l'absence total de règles sociales, notamment de sens moral. Or le milieu culturel est justement le plus connecté et le plus respectueux de toutes les composantes sociales. Plus que d'état de nature, il serait donc réduit à celui d'opposant politique.
Cette opposition Nature/Culture (ou plutôt : coexistence - voir la synthèse de l'Académie de Grenoble) est le fondement même de l'activité des artistes et des lieux culturels : l'exploration de la nature humaine, et du contrat social qui l'encadre. Un spectacle, en particulier, m'apparaît réunir presque exhaustivement toutes les articulations entre nos extrêmes, nos oppositions dialectiques, philosophiques, nos dualités, nos facilités de pensée, et toutes les nuances qu'on peut y apporter : Primal matter, du Grec Dimitris Papaioannou.
Entendons-nous bien : "toutes les nuances" si l'on accepte l'homme blanc comme symbole de l'Humanité. Biais cognitif, mauvaise habitude de pensée, exclusion de facto. Admettons donc - la gorge serrée pour beaucoup - que ce spectacle dise la nature humaine, et la Culture.
La Nature (l'homme nu) et la Culture (l'homme vêtu). Le Dominant et le Dominé. L'Objet et l'Être. Le Péché et la Vertu. Le Fort et le Faible. Le Créateur et la Créature. Le Mystique et le Rationnel. La Vérité et le Mensonge. L'Absolu et la Nuance. Le Beau et le Laid. Le Désir et la Mort. L'Absurde et le Logique. Le Rêve et la Réalité. La Douleur et la Santé. Et ainsi de suite. Avec de profondes évocations de la nature humaine - quelle humanité, quelle tendresse, quelle vérité, quel impact ! - dans un océan de références culturelles allant du mythe de la caverne au déconstructivisme.
Dans un décor industriel et une mise en scène contemporaine, qui donnent aux deux figures elles-mêmes dans l'épure du geste et de la présence un petit côté olympien, parfait pour inspirer cette lecture archétypale, allégorique, d'y voir d'éloquentes personnifications, Dimitris Papaioannou remet le mime et la pure théâtralité au centre de l'expérience du spectateur - qui n'est pas seulement là à regarder un homme habillé et un homme nu : il recrée le dialogue politique du théâtre antique, le dialogue philosophique du théâtre moderne, le dialogue physique de la danse, le dialogue comique du mime.
Une sorte de petite perfection fascinante, qui semble ne rien dire mais raconte dix mille choses, et qui remet encore et toujours la vie en perspective.
En rendant plus que jamais indispensable l'expérience du spectacle en réel.
S'il vous plaît.
On le demandera moins gentiment, la prochaine fois.