Il en manquait un.
Depuis quelques années, ma faim d'écritures chorégraphiques m'a poussé à voir, revoir et comprendre les grands créateurs. J'avais donc vu les Etoiles de l'Opéra, la danse moderne de Béjart, les légendaires Cunningham, Bausch, Teshigawara, les incontournables Decouflé, Preljocaj, Gallotta. Parmi ceux qu'il faut à tout prix avoir vus, ceux que l'on considère comme les essentiels pour saisir l'histoire de la Danse, ceux dont l'apport est déjà entré dans la liturgie de la discipline, il m'en manquait un. Un seul.
Mon chorégraphe manquant a fait ce que les Américains ne font quasiment jamais : s'installer en Europe (que de bon sens ...). Passé par le Joffrey Ballet de Chicago (1971), il est pris au Ballet de Stuttgart (1973) puis engagé pour diriger le Ballet de Francfort (1984), où il va oeuvrer à réinventer la danse. Comment ? A l'époque, le monde se divise entre ceux qui ne valorisent que la perfection de la danse classique et ceux qui s'en affranchissent au profit de l'inventivité de la danse moderne et contemporaine. Notre homme va s'inscrire dans le courant de Béjart, le néoclassique, dans lequel oeuvre un autre Américain exilé en Allemagne (les parcours sont très similaires, d'ailleurs), John Neumeier, sauf que notre homme va pousser le classique vers une telle inventivité gestuelle, une telle réorganisation scénographique, une telle perfection technique qu'il effacera franchement Neumeier. Cet homme, c'est William Forsythe.
A quoi ça ressemble ? Difficile à expliquer. La rencontre s'est produite à Chaillot, où étaient données deux oeuvres du maître : Artifact (1984) et Impressing the Czar (1988). Qu'avaient-elles en commun ? La première est une sorte de longue déambulation dans la conception de la danse, dans ce qu'elle touche de sacré et dans sa façon de le révéler. J'ai vu Artifact comme une revendication, comme le refus de laisser la danse dans le carcan où on la met parfois (tutu-pointe), la volonté de montrer que la danse est victime de clichés (le tout avec quelques personnalisations assez bien vues). Impressing the Czar est davantage un voyage dans une réalité parallèle, délirante, un Alice in Wonderland chorégraphique où s'entremêlent une cour baroque surchargée de décors, une vente aux enchères chaotique, une cérémonie macabre d'écolières, une plongée dans une danse pure et démonstrative. Des deux chorégraphies ressort le sentiment de profusion, de grand nombre, de multiplicité. A des kilomètres du langage fini des ballets romantiques créés jusque là.
Mais encore ? La mise en scène est très dense, souvent très chargée (décors, costumes, entrées et sorties, jeux de lumières, de rideaux,...) accompagnée tantôt par de la musique classique lourde (Bach, Beethoven,...), tantôt par les créations musicales de Thom Willems (électro) ou de Leslie Stuck (bruitages), si bien que l'impression d'énorme machinerie ne quitte pas le spectateur. Sauf que Forsythe est malin : si un tableau est surchargé, noyant la danse dans le fatras, le suivant est dépouillé, et la danse, juste habillée de lumière, ressort dans sa pureté absolue et sa beauté infinie. Impressionnant. Côté danse, on remarquera le goût pour la multitude : Forsythe travaillait pour des ballets, avec des étoiles, des premiers danseurs, un corps de ballet ; par moins de 40 artistes sur scène donnent le spectacle. La gestuelle est celle de la danse classique (pointes, arabesques, tout ça) dont les codes sont réutilisés, mais pulvérisés dans l'élan qui les porte. Je m'explique : les placements, les mouvements, les intentions sont bien celles de la danse classique, mais l'ensemble de la chorégraphie est quasiment contemporaine : glissades, utilisation complète de l'espace, danse-contact, poids et contre-poids, portés non académiques... La composition de la chorégraphie elle-même est résolument classique (pas de deux, pas de trois, assemblées, solis), mais leur utilisation est détournée, leur visibilité est brisée par une série de ruptures de l'unité qui rend le tout extrêmement fluide, mais assez déroutant. Et complètement sidérant. Tout semble improvisé, mais tout est construit à la seconde près (sur une musique sans rythmique !!). Le tout mêle l'expressionnisme allemand, le performatif américain, la technicité classique ... bref, tu en as pour ton argent. Trève de blabla, regarde par toi-même ce que ça donne...
Impressionnant, hein ?