Les Américains, les Anglais, les Allemands, l'Institut Catholique de Paris : les questions du genre et de sa construction réelle et intellectuelle sont déjà développées un peu partout, mais font, en France, l'objet d'une véritable omerta - ou presque. Pourquoi ? Parce qu'elles semblent véhiculer, aujourd'hui, les pires clichés possibles sur la question de l'identité, de la communauté, de la sexualité. Et au vu de l'état de ce débat dans notre pays, au vu de la rigidité généralisée dans les mentalités, au vu de sa récupération par la droite conservatrice, les gender studies ne sont pas près de décoller, par peur de la dérive.
Pour autant, la question actuelle est sociétale et identitaire : les femmes ont conquis la plupart des bastions que les hommes se résevaient et y ont insufflé, avec bon sens, des caractéristiques dites féminines. Le monde ne s'est pas effondré pour autant, mais toute la question est : peut-on réaffirmer et étendre la virilité pour rendre une attitude aux hommes ? La réponse est oui, si l'on redéfinit les valeurs viriles, qui sont surtout, pour l'instant, connotées négativement (brutalité, inexpressivité, irresponsabilité). Si la femme a pu se réinventer, l'homme peut le faire. Il est peut-être même entrain de le faire. Un exemple ? Drive, le film de Nicolas Winding Refn.
Drive, un film d'action
Un type tranquille, qui vit calmement sa passion de la conduite (avec plein d'adrénaline quand même), est tiré de sa vie discrète par la nécéssité de protéger une femme et son jeune fils. Braquage, course poursuite sur les hauteurs de LA, arme à feu, violence, couteaux, faces-à-faces, danger, menaces, sang, sueur et air brûlant, macadam, peur, habileté et drame : voilà à quoi notre héros est prêt à se frotter pour sauver la veuve et l'orphelin. Le tout, sans (vraiment) flancher. Si ça c'est pas du film de mecs ... Du film de mecs ? Nous y voilà : c'est du films de mecs, mais pas n'importe comment. Fini le surhomme des années 90 (à la Bruce Willis) qui pétait tout sur son passage, à bas le super-héros : on est ici dans la lignée du mâle classieux, contenu, qui réinterprète les codes virils du western, préférant l'intimidation à la violence, l'attitude à l'action, le bien au mal. Ca ressemble à l'homme vu par Eastwood ou Tommy Lee Jones, mais l'homme défini dans Drive est un homme qui inspire le respect autrement que par son air solide : il est digne de respect, parce qu'il véhicule des valeurs positives, celles de l'amour, de la pureté, de l'innocence. Mais ces valeurs, il est aussi capable de les défendre avec les poings, et s'il faut tuer, il est prêt à tuer. S'il veut rester, lui, dans une zone respectable, il n'hésite pas foncer dans la zone de non-droit si ses valeurs en sont bafouées. DONC : Drive défend la thèse d'un homme qui évite la violence personnelle, mais qui sait y avoir recours si besoin.
Drive, un film d'auteur
Pour poursuivre la comparaison, le film de Winding Refn est à mettre à la suite des Eastwood (genre Midnight in the garden of good and evil ou Gran Torino) et Jones (Trois enterrements) pour ses qualités esthétiques : lumières, photographie, effets d'optique, cadrages, mises au point ... Mais là où Drive prend une autre direction, c'est la richesse de son discours symbolique. Prends par exemple l'évolution du blouson clair et brillant de notre mâle dominant du début à la fin du film : propre au début, il fait de lui un séducteur chic, classe, lui donne un air de séducteur qui ne fait pas de manières ; à mesure qu'il évolue dans (et contre) la pègre, il se salit peu à peu, se tâche de camboui, de terre, de sang (mais attention : jamais au niveau du col, toujours de la ceinture et des manches vers le col). Un autre exemple : lorsque notre driver, voisin d'Irene, la femme qu'il veut sauver, croise Standard, l'époux d'Irene, sur le palier, le mari est filmé en plan large, de face, menaçant, tenant un sac poubelle, symbole de ce dont on doit se débarrasser, le voisin est filmé en gros plan, de trois quarts (i.e. tourné vers l'ailleurs) et derrière lui, le panneau lumineux "EXIT", comme s'il était la sortie de secours d'Irene. Dans quasiment chaque image se joue ce genre de réflexion, ce qui fait de Drive un film d'auteur, écrit avec des images par un Winding Refn brillant. Pas étonnant qu'il ait récupéré le prix de la mise en scène à Cannes.
Drive, un film par, pour et avec Ryan Gosling
Drive sera à Ryan Gosling ce que Buried est à un autre Ryan québecquois (Ryan Reynolds) : un outil identitaire promotionnel. C'est à dire que Drive participe à la mise en avant de Ryan Gosling en tant qu'acteur talentueux, mais il construit également son statut d'icône en jouant aussi bien sur le registre sensuel qu'intellectuel et mental (couplé à Crazy Stupid Love, j'imagine). C'est dronc un film ayant pour finalité l'édification du personnage réel et filmique qu'est Gosling, un film pour Ryan Gosling. Par ailleurs, on le sait, il ne s'en cache pas, et la presse a bien vu le manège, Gosling a imposé le scénario, il a limite démarché lui-même les producteurs, il a fait une promo soft et efficace, juste histoire d'amplifier l'effet Cannes : au fond, le projet semble avoir pris son ton grâce à Gosling, on peut presque parler de film par Ryan Gosling. Et, évidemment, il fallait un acteur de talent, une figure tutélaire, un conducteur sexy, roublard, irrésistible, rapproché par la presse de Steve McQueen et James Dean ... Ryan himself, who else ? Drive.
Verdict ?
Le film brille par ses qualités. Une esthétique superbe, un discours visuel puissant, une musique (signée Cliff Martinez) à te rendre extatique, un scénario simpliste mais efficace. Son interprétation tape très juste : un Ryan Gosling au top de son art (et de son physique, paraît-il), une Carey Mulligan en Irene, simple, courageuse, maternelle, aussi sensible et émotive que dans Une éducation (Lone Scherfig, 2010) où elle crevait l'écran, et le petit Kaden Leos (Benicio, fils d'Irene), qui donne sa part d'enfance en quête de modèle (un peu comme le spectateur en période de crise). Rajoutons les figures du mal : Oscar Isaac (qu'on avait vu en Oreste, mâle dominant buté, dans l'Agora d'Amenabar (2010)) campe Standard, le mari repenti mais déjà perdu, aussi brun que Gosling est blond, Bryan Cranston (sorti de Breaking Bad ... ou de Malcolm) qui incarne Shannon, le gérant du garage, magouilleur et éternel perdant, et parce qu'il faut une femme qui soit une antithèse d'Irene, nous avons Blanche, vulgaire, rousse, provocante, jouée par Christina Hendricks (Joan échappée de Mad Men) plutôt marrante.
La question du genre n'est pas vraiment réglée, et l'on voit dans Drive un Ryan Gosling cramponné aux stéréotypes en vogue outre-Atlantique il y a 15 ans : l'homme est imposant, une force tranquille, à la violence maîtrisée, implacable, lucide et - un tout p'tit peu - sensible. Sans doute, en cette période de brouillage des codes et de crise, la virilité est-elle une madeleine de Proust, un de ces morceaux de passé mythique revisité pour s'adapter sans choquer à l'homme nouveau, barbe de trois jours et tee-shirt ajusté d'aujourd'hui ... L'homme se place surtout en protecteur de la femme maternelle et en pourfendeur de la putain, les deux seuls rôles féminins envisageables. Si le bon sens prévaut, le recours à une violence toute tarentinienne n'est le fait que des hommes. Et pour parachever le tout, le mâle est lié à sa projection matérielle : sa bagnole. Il embrasse (avant le massacre) mais ne couche pas ... par contre, qu'est-ce qu'il conduit ! Alors ils ont beau parler du genre, les Américains n'en sont pas plus avancés que nous, finalement.