Israël, ce n'est pas que la haine de la Palestine.
Pour les francophones que nous sommes, Israël, c'est Jérusalem, Camp David, Sabra et Chatila, Rabin, Netanyahu et Dana International, bref, c'est pas forcément réjouissant. Evidemment, la population du proche Orient vit dans ce climat de tension et de guerre permanente qui imbibe ses racines. C'est un monde dont les entrailles sont marquées par la peur, la violence, la mort, mais aussi par la force de la communauté, la richesse des passions et la soif inexorable de catharsis. Tous les arts israéliens s'en ressentent, et la danse, cette expression animale, réveillant les passions les plus vives sans les subordonner à un autre langage (pictural, verbal, sonore), traduit souvent ce conflit intérieur, cette hésitation entre exprimer ce que la guerre leur inflige et dépasser ces douleurs pour ne pas se réduire à ça. Depuis le développement, grâce à l'Américaine Martha Graham, de la Batsheva Dance Company dans les années 60, les chorégraphes israéliens ont pu utiliser les techniques et intentions occidentales pour inventer une nouvelle danse contemporaine, très souvent glacée, écorchée, chtonienne, et ainsi exorciser leur destin, celui de tout un peuple. Depuis une quinzaine d'années, leurs travaux ont un écho grandissant sur les grandes scènes...
# Emanuel Gat : le Passionné
Après avoir longuement mûri son art à Tel Aviv, Gat s'est installé à la Maison de la Danse d'Istres en 2000 ... idéal pour sillonner les scènes françaises. Si son Brilliant Corners n'était pas folichon (et interrompu par la pluie quand je l'ai vu aux Invalides), il avait le mérite de faire coïncider, lui aussi, sans doute dans une idée synesthétique, la musique, la danse et la scénographie. C'était beauuuu. Le talent de Gat s'exprime dans son rapport à la danse : elle est une représentation de la société, un moment de décorporation où le spectateur, soudain, peut s'observer, par le truchement des danseurs, dans ce qu'il a d'individuel et de collectif. Toutes les pièces de Gat jouent sur ce thème : le personnel, le privé, l'intime, et sa projection dans le public, dans le collectif, dans ce qui appartient à tous. Un exemple (joliment filmé) : Satisfying Musical Moments (2010).
# Hofesh Shechter : la Révélation
Ayant poussé dans le terreau sacré de la Batsheva, Shechter est résident à The Place, à Londres, depuis 2004 ... l'avant-scène pour tout conquérir. Beaucoup plus ancré dans la danse traditionnelle israélienne, Shechter explore les tréfonds de l'âme et du corps israéliens. Toutefois, il profite de la vitrine mondiale que lui permet son installation londonienne pour dépasser l'identité première de son mouvement, et en faire un message universel. Il adopte une scénographie beaucoup plus théâtrale, bien plus proche de la transe, plus incisive dans sa pénétration de l'imaginaire collective de son public. En ce sens, sa gestuelle se rapproche beaucoup de celle d'un autre Britannique aux origines métissées : Akram Khan. Shechter inscrit sa danse dans la réalité des idées, à l'exemple de son Political Mother (2010) enivrant.
# Ohad Naharin : le Génie
Elevé au grain de la Batsheva et de la Julliard School, Naharin a dansé pour tout ce qui se fait de plus grand (même pour Béjart !!) avant de devenir LE directeur de la Batsheva (et enseigner à Shechter, donc). Sa danse est donc est donc typique d'Israël (dans son double héritage hébreu et américain), et complètement cosmopolite (puisque baignée d'influences venant de partout). Sa danse est très technique : le mouvement est simple, mais doit être net, la position est rigoureuse, le rythme est chronométré. La grande richesse des spectacles de Naharin, c'est le mouvement d'ensemble : qu'il s'anime d'une gestuelle rigide ou d'une gestuelle souple, le groupe de danseurs semble ne faire qu'un, comme si la multitude des corps était transcendé par une seule énergie. Y'a pas à dire : c'est ma-gni-fique. Son chef d'oeuvre reste, pour moi, son Minus 16 (2008).
# Yasmeen Godder : l'Engagée
Elle, c'est tout l'inverse : elle a découvert et travaillé la danse à New York avant de revenir en Israël pour y prendre racine. Entre le Suzanne Dellal Center de Tel Aviv (où oeuvre la Batsheva) et son studio à Jaffa, Godder travaille une danse faite de danse contact et de théâtre, très féminine, très sensuelle, dépouillée, mais marquée par l'expression faciale des interprètes, entre le vide de l'épuisement, la colère et la peur. Godder s'engage dans une danse intuitive, sensorielle, loin des compositions théâtrales, sans ambages. Quel message veut-elle faire passer ? Entre le mouvement continue qui tourne, touche, regarde et les pauses posées, régulières, suspendues, la tendresse, la haine, les contrastes passent, soudain de l'un à l'autre : chez Godder, le corps est surface d'expression, le sentiment est comme palpable, lisible, concret. Dans Sudden birds (2002), dont un extrait suit, quatre filles, dans un monde qui n'importe pas, découvrent et jouent avec la distance qui les séparent...