Picasso était orphique, selon Apollinaire, en ce qu'il inventait des formes à la couleur lumineuse pour lire la réalité. Je déclare Anouilh orphique, en ce qu'il fait de son Orphée un personnage lumineux qui aide à mieux saisir les hommes.
Dans son Eurydice (1941), Anouilh s'empare du mythe du couple qui ne résista pas à ses pulsions, réadaptant les situations pour qu'elles prennent place partout dans notre siècle. Elle, Eurydice, insatisfaite, pessimiste, perpétuellement inquiète, fuyante. Lui, Orphée, positif, aveuglé, volontaire, décidé, dans le déni. Quand ils se croisent sur ce quai de gare, c'est l'amour illico. Si le doute est là, tous conscients qu'ils sont de la dureté de la vie...
Eurydice : (...) Nous allons être très malheureux.
Orphée la prend dans ses bras : Quel bonheur !...
(p.29)
Il balaie ainsi, d'une formule, toutes les barrières qu'elle lève à la perfection de leur bonheur futur. Il assure et rassure, point par point, la femme qu'il aime déjà pour tout ce qu'elle est - il force le destin en pariant sur l'avenir, en décidant que le ciel sera bleu, que tout est perfection, pour lui, son vide soudain comblé.
Son optimisme est là, en une tirade - celle de la destinée que l'on arrête pas.
Orphée : cette nuit, je pensais à toutes les chances qu'il nous avait fallu. Je pensais à ce petit garçon et à cette petite fille inconnus qui s'étaient mis en marche un beau jour, des années à l'avance, vers cette gare de province... Dire qu'on aurait pu ne pas se reconnaître, se tromper de jour ou de gare. (...) mais heureusement nous ne nous sommes pas trompés d'un jour, d'une minute. Nous ne nous sommes pas mis en retard une seule fois pendant tout ce long chemin. Oh ! Nous sommes très forts ! (p.68)
Orphée : Qui qu'elle soit, je l'aime encore. Je veux la revoir. Ah ! je vous en supplie, monsieur, rendez-la moi, même imparfaite. Je veux avoir mal et honte à cause d'elle. Je veux la reperdre et la retrouver. Je veux la haïr et la bercer après comme un petit enfant. Je veux lutter, je veux souffrir, je veux accepter... Je veux vivre (...) Avec les taches, les ratures, les désespoirs et les recommencements - avec la honte...
Il la retrouve, ils se questionnent, ils sacrifient le bonheur de se retrouver pour régler leurs comptes ici, en vie. Mais, empoisonnés l'un par l'autre, il ne reste qu'un moyen de les réunir... Orphée doit la rejoindre, là-bas.
La morale de cette histoire faite du pessimisme d'Eurydice et de l'optimisme d'Orphée, en apparence inconciliables mais attachés par l'Amour, repose sans doute dans cette phrase du Destin :
Monsieur Henri : La vie n'a pas besoin de l'intelligence. C'est même ce qu'elle peut rencontrer de plus gênant dans sa marche joyeuse.