Nique ta race ?
On sait que lorsqu'on aime quelqu'un, on l'aime avec toutes ses qualités, tous ses défauts, ses trucs cools et ses tares. Genre tu sais que tu passes après ses amours précédentes, donc que tu couches avec tout ce qu'il/elle est, tout ce qui l'a façonné(e), tout son héritage personnel. Mais le sexe - puisqu'il est question de ça - peut-il du coup faire intervenir le groupe auquel tu appartiens ? Coucher avec toi, est-ce coucher avec "un représentant de ta famille", "un (stéréo)type de ta région", "ce que tu symbolises" ? Es-tu sexuellement un représentant de ta caste ?
Cette question, Matthieu Riboulet la soulève - entre autres - dans Les oeuvres de miséricorde (Verdier, 2012). Ecrit à la première personne, le texte évolue entre fiction et réalité, nous faisant suivre les pensées et considérations d'un narrateur dont nous ne connaissons rien, sinon qu'il est Français, la quarantaine, homosexuel, et qu'il nous parle de sa fascination pour le corps de l'ennemi. L'idée est là : en 1944, avoir couché avec un Allemand était un crime que les Françaises allaient payer de leurs cheveux. L'opprobre tombait soudain sur l'intime, sur ce qui n'avait été que désir et progression sur la voie de l'acceptation de l'Occupation. C'est que, au delà de la raison d'Etat, le corps de l'occupant était tabou. Leur intimité était ignoble. Le corps de l'ennemi était un corps indésirable...
Riboulet en est là : aujourd'hui que les générations ont évolué, avançant, d'une part et d'autre du Rhin, vers la paix et la tolérance, comment approcher aujourd'hui le corps allemand, de nouveau désirable, comment coucher avec un Allemand ?
J'étais sûr du plaisir que nous nous donnerions, et sûr aussi qu'il aurait eu la même délicatesse pour me trancher la gorge que pour me pénétrer, qu'à cela une vibration eût suffi à nous précipiter. (pp.35)
L'homosexualité est, dans ce contexte, nécessaire : à la guerre, c'est une nation contre une nation, et dans le corps-à-corps, un homme contre un homme ; ici, Riboulet remplace la haine par le désir. Pose-t-on la main sur un corps de la manière lorsque l'on veut tuer et lorsque l'on veut donner du plaisir ? Comment touche-t-on le corps d'un homme qui fut longtemps l'Ennemi ? Enivrante question.
De son écriture ample, riche, sensible, Riboulet s'évertue à égrainer les anecdotes réelles, avec Andreas, avec d'autres, mais aussi les réflexions sur ce thème que lui inspirent certains tableaux connus - et, pour effleurer le blasphème, presque tous religieux. Il trouve que les corps des tableaux où le sujet masculin souffre et/ou meurt sont d'une sensualité étonnante, fascinante. Comme si le sujet n'était que l'excuse pour représenter le corps de l'homme avec tendresse et beauté : comme si la mort et la violence générait une forme de désir... C'est le serpent qui se mange la queue.
Davantage pour l'écriture et certaines idées remarquablement rédigées que pour la progression de la réflexion, le dernier Riboulet mérite d'être lu. Non parce que s'il ne répond pas aux interrogations qu'il soulève, s'il semble piétiner dans ce qui l'obsède, il écrit vachement bien et, souvent, on relit un paragraphe pour le seul plaisir de la beauté de l'écriture.