Il y a quelques mois (oui, je fais du #old, je sais), si tu es un peu connecté(e), tu tombais de gré ou de force sur des tweets ou des statuts menant à un article du Huffington Post, écrit par un type qui manque cruellement de confiance en lui. La preuve en est que son article n'était qu'une resucée d'articles d'origines douteuses.
Ledit article t'annonçait que les créatifs sont pas comme nous, mais genre dès le départ, les apparentant un peu avec les Asperger chers aux séries télé parce qu'ils sont cash, donc drôles. L'article confondait génie, talent, anticonformisme, démarche créative, inadaptation sociale et vision de la vie selon Cristina Cordula.
Selon moi - qui suis autant spécialiste de la question que l'auteur - être créatif, c'est avant tout sortir du dogmatisme. Se dire qu'on n'est pas obligé de suivre les règles. Un artiste, c'est donc avant tout un esprit capable d'envisager le monde différemment, au moins un instant, et d'en tirer de quoi faire une proposition nouvelle. Les gens qui se consacrent à créer - à voir et révéler les choses autrement qu'elles ne sont - prennent donc l'habitude de ne plus voir les choses comme tout le monde (aka "la masse"), et cette habitude impacte leur personnalité, donc leur rapport à leur entourage, ce qui donne le sentiment de décalage. Mais au fond, ils ne sont pas fondamentalement différents. En vrai, au départ, ils étaient comme tout le monde. Ca veut donc dire que tu peux, toi aussi, devenir créatif, avec beaucoup beaucoup BEAUCOUP de travail pour te sortir du dogme.
Mais cessons là le verbiage de comptoir de café du commerce et prenons un exemple.
Celui de Wes.
Avec The Grand Budapest Hotel (comme avec Moonrise Kingdom ou La vie aquatique auparavant, par exemple), il ne fait pas que raconter une histoire, il fait preuve de créativité. Comment ?
L'histoire. Une jeune fille lit un livre où l'auteur raconte qu'en 1968, il a rencontré le directeur d'un hôtel, dont il a hérité trente ans plus tôt, après une aventure improbable. [Insérer remarque sur le procédé courant de mise en abyme] L'aventure, c'est celle-ci : Zero est lobby boy dans le Grand Budapest Hotel, dirigé par M. Gustave H., qui lie avec sa clientèle féminine et âgée des relations un peu olé olé. Une de ses meilleures clientes, Madame D., décède en lui léguant un tableau inestimable : Le garçon à la pomme. La famille s'y oppose, Gustave le vole, et s'ensuit une course-poursuite entre Zero, Gustave, la famille qui veut les abattre et les autorités qui veulent les enfermer, sur fond de seconde guerre mondiale et de romance entre Zero et la jeune Agatha.
Histoire que beaucoup de réalisateurs auraient pu inventer avant de la filmer. Le film aurait été réjouissant, pas forcément très crédible. C'est LA que la créativité de Wes entre en jeu.
La réalisation. Wes Anderson, c'est avant tout un travail de la matière. Ses films ne ressemblent à aucun autre travail de réal' (grand public) (même si certains font un rapprochement un peu foufou avec Jean-Pierre Jeunet) sur plusieurs aspects : la photographie, le choix des plans, la direction d'acteur. Tu l'as dit : TOUT ce qui fait la patte d'un réalisateur. Chez Wes, ne cherche pas, tout est absolument différent de ce que font ses congénères. Du coup, il est vraiment créatif. Prenons un exemple. [rire de la remarque qu'on a faite tout à l'heure sur mise en abyme]
Un autre réalisateur aurait affadi le décor pour le rendre plus vieux - Wes le fait acidulé.
Un autre aurait instillé de la tendresse dans le jeu d'acteur - Wes les automatise presque.
Un autre aurait fait des plans charnels - Wes les tient à distance.
Un autre aurait divisé le nombre de plans par 3 - Wes chance le point de vue sans cesse.
Un autre... Bref.
La créativité, chez Wes, passe donc par un regard différent sur des choses attendues. Et ça marche.
Prenons une des scènes de prison, en guise d'illustration finale. Plutôt que d'y instiller ce qu'on y met d'habitude (inquiétude, peur, tristesse, violence, etc.) avec ce que ça aurait de traduction symbolique par l'image (couleurs, mise en scène, plans) pour traduire un monde impitoyable, Wes y distille son univers acidulé, joueur, et surtout, graphique. Repère, dans la scène ci-dessous, les jeux de symétrie, les contrastes de couleur, de forme, de taille... Visuellement, c'est jouissif ET amusant. Rien de ce qu'on attend d'une prison. Créatif, donc. CQFD.