Isabelle a les yeux bleus.
Une actrice, c'est avant tout une actrice. Le reste n'a aucune importance : seule la prestation compte. Une seule, plusieurs, toutes : le rôle fait le talent, les rôles font la carrière, la carrière fait l'amour ou non du public. Dans mon panthéon, il y a Dominique Blanc, Isabelle Huppert, Faye Dunaway, Rachida Brakni, Marisa Paredes ou encore Isabelle Adjani. Avec leurs hauts, surtout, mais parfois aussi leurs bas : parce que l'amour ne se révèle jamais aussi fort que lorsqu'il est mis à mal. Ainsi, une actrice qu'on aime et qui fait un film pourri, c'est aussi douloureux qu'une rupture d'avec l'être aimé : un truc se brise, un instant. Si le mauvais film est isolé au milieu d'autres merveilles, on finit par l'oublier. Si les merdouilles se multiplient...
Revenons sur la dernière Isabelle citée. Adjani a l'image d'une actrice à la sensibilité vibrante, sur la brèche, celle qui mène les femmes à la folie tragique ; une aura incroyable, et une beauté un temps surnaturelle. Catherine Guérard, à la tête de la Comédie-Française lors du départ de ladite Isabelle en 1975, en dit alors "une Adjani, il n'y en a qu'une par siècle !". Et plutôt que son nombre record de César de la meilleure actrice (5), mettons dans la balance ces rôles qu'elle a portés aux nues (ou l'inverse) : La gifle (C. Pinoteau, 1974), L'histoire d'Adèle H (F. Truffaut, 1975), Le Locataire (R. Polanski, 1976), Les soeurs Brontë (A. Téchiné, 1979), Possession (A. Zulawski, 1981), L'été meurtrier (J. Becker, 1983), Subway (L. Besson, 1985), Camille Claudel (B. Nuytten, 1988), La Reine Margot (P. Chéreau, 1994), ... Imparable. Mais (parce qu'il y en a toujours un)... et depuis ?
Depuis 1995, Adjani semble avoir subi sa crise de la quarantaine : chirurgie esthétique, remise en question houleuse (et en public), choix de carrière contestables, succès en demi-teinte, perte d'aura. Un excellent exemple - récent, qui plus est - en est son dernier film en date : De force, film franco-luxembourgeois réalisé par Frank Henry, costarring Eric Cantona. Et là, tu te dis que j'avais qu'à réfléchir avant d'aller voir un tel objet filmique. Et je te répondrai que "Adjani" (voir plus haut) + "Cantona" (6 fois champion d'Angleterre Looking for Eric de Ken Loach ou Switch de Frédéric Schoendoerffer), ça pouvait éventuellement envoyer du bois, un peu, comme on dit. Et que la bande annonce a l'air hyper bien, nom de nom ! Amère déception.
Parce que c'est toujours plus facile de faire porter à autrui, j'accuse le Luxembourg d'avoir osé co-produire une telle daube. Attaquons-nous au vif du sujet. Le réalisateur, Frank Henry, a cru qu'avoir co-scénarisé la saison 1 de Braquo allait effacer deux saisons de Commissaire Moulin et lui permettre de faire un bon polar avec des stars de cinéma. Mais en vrai, De force n'est pas qu'un mauvais téléfilm, avec une succession de scènes assez laides, copiées de la télévision, tout juste digne d'un vieil épisode de PJ. Henry, tu n'es pas cinéaste, reste au scénario. Non, De force, c'est aussi un mauvais scénario. Pas bien palpitant. Une flic, pour mieux abattre un gang redoutable, va sortir de prison un mec qu'elle y a mis elle-même, pour l'infiltrer contre son gré dans ledit gang. Non seulement l'opération foire, le gang échappe à la police, mais en plus, le gentil sorti-de-prison est sacrifié et la flic est grillée. Et encore en plus en plus, le sorti-de-prison a fait tuer le fils de la flic, involontairement. Tragique ? Allons, ça aurait pu, mais le montage rend la chose bancale, le tout manque d'épaisseur, que l'on sort en étant en colère d'avoir vu une histoire aussi mal racontée. Et attends, c'est pas fini. Les dialogues, d'une platitude notoire, enchaînent insultes gratuites et expressions ringardes qui font passer nos héros du contre-banditisme pour des nullos échappés d'un mauvais film sur la police de proximité belge. Inconstants dans leurs expressions (ex : la flic appelle le sorti-de-prison tantôt "Manu", sur le ton privé, tantôt "Makarov", de façon impersonnelle, mais dans des situations similaires), les personnages semblent n'avoir rien à dire, rien à transmettre.
Cantona (qui vient de tuer d'une pichenette un membre du gang) : Il est mort ! Merde, j'voulais pas ça.
Abkarian (chef du gang susnommé) : Hé, tu vas pas te laisser te traiter de balance sans réagir !
Moi (spectateur gêné par l'indigence de ces répliques) : Hé, zyva, vous vous croyez dans les années 80 ?
Toutefois, dans tout ça, j'espérais voir Adjani faire de l'Adjani. Parce que le talent, même mal filmé, éclaire toujours un film. Là, je m'interroge. Le rôle intimait à l'actrice de faire dans le sobre, mais c'est quand même un rôle de femme écorchée, sous pression, en danger. A aucun moment on ne retrouve la puissance de son jeu, la finesse de ses expressions, la profondeur de son regard : Adjani, ici, est éteinte. Elle fait de cette Damico qu'elle voulait à tout prix interpréter une flic sans style, molasse, désabusée, involontaire, ne fournissant qu'un regard hautain et elle déclame sans conviction son texte mal foutu : "Je sais bien que tu pourrais nous fausser compagnie à n'importe quel moment, mais ce serait pas très intelligent, pas très charitable de ta part". OUATE ZE FEUQUE !? On a la cruelle impression que Frank Henry a tenu à s'offrir la mythique Adjani, pleurant sur un lit d'hôpital comme elle pleurait dans Adele H. Il peut pleurer, à son tour : Isabelle lui a fourgué du Adjani au rabais, entre cris aigus, lèvre qui tremblotte et larmes en quantité astronomique. Affligeant.
Adjani est-elle entrain de se Bardotiser (i.e. de se ringardiser) ? Nous fait-elle son chant du cygne pour nous dire qu'elle a perdu son talent en même temps que ses rides ? Lorsque survient le générique de fin de De force, notre soupir de soulagement est interrompu par la voix instable d'Isabelle, qui, en plus de servir une piètre interprétation d'actrice, a jugé de bon ton de CHANTER la chanson du film, composée par le scénariste-réalisateur... qui, définitivement, devrait s'en tenir à raconter des histoires.
Tout cela me rappelle un peu les adieux au public de Cléopâtre dans Astérix : "Gaulois venus de loin pour m'accabler de haine, je saurai vous montrer comment meurt une reine, je saurai vous montrer quel courage est le mien. Je suis prête, Osiris."