Non pas que je rentre en guerre contre les gentils auteurs de critiques de la revue culturelle dominante dans ce pays, mais j'aime confronter mes opinions avec les leurs, comme je l'avais fait précédemment ici. Et puis je t'entends tellement me dire "Ils en disent pas du bien, dans Télérama" que j'ai envie de te montrer la face cachée de la lune. Louis Guichard, décidément le type avec lequel il ne vaut mieux pas entamer une conversation ciné tant il a l'air déconnecté de ses capacités sensorielles au profit de son intellect (ça vaut ce que ça vaut, moi, j'entérine pas), comment une nouvelle critique sur LE film le plus attendu de l'été, Inception, de Christopher Nolan. Et forcément ... on n'est pas d'accord. Dont acte.
"Cher Louis,
Je suis allé voir Inception avant d'avoir lu ta critique, pour avoir mon propre avis avant de lire le tien. Evidemment, une critique d'un tel film tenant en moins d'une page, je sais que tu as été obligé d'être bref ... mais tu aurais dû te relire, c'est quand même pas ça, le journalisme culturel, et on ne fête pas 60 ans de critiques cinéma chez Télérama en pondant un papier aussi ... mauvais. Je ne remets pas en cause tes goûts ni tes impressions, bien au contraire (d'ailleurs, où sont-elles ?), mais simplement ton cheminement intellectuel, qui me semble, ici (comme ailleurs, dans tes critiques), empli de mauvaise foi et d'un petit manque de professionnalisme. On ne s'adresse pas à la foule, en matière culturelle, en étant péremptoire, mais en faisant preuve d'un minimum de bon sens et d'intelligence.
Mais discutons un peu. Bon, déjà, le scénario ne te plaît pas. C'est quand même un peu un handicap pour le film qui va être défendu par un type qui, dès le départ, et donc avant même de l'avoir vu, sans doute, peut dire que ça ne le branche pas. Délicat, tu es d'accord ? Admettons. On ne peut pas te blâmer d'en dire du mal : tu n'aimes pas, tu n'aimes pas, point. Je m'interroge donc sur l'intérêt de ta critique, qui ne va servir qu'à descendre un objet cinématographique très spécial, sans public ciblé. Commencer une critique par une quarantaine de lignes décrivant un scénario original (sans jugement de valeur, hein) comme étant mauvais, c'est chercher à tout prix à s'attirer les brimades. Et moi, ben je marche : dis, Louis, il va falloir apprendre la neutralité sur cette question. Sois plus descriptif et moins engagé. Parle nous de ton expérience sensible, pas de tes considérations sur comment monter un scénario de sci-fi policière ... "élucubration pseudo-scientifique", mon pauvre ami, tu es bien peu indulgent, et ça ne va pas t'apporter de reconnaissance dans le milieu. Passons.
Devant la fresque de Nolan, qui se veut, de ce que j'en ai compris, à la fois altermondialiste (dans le sens "ouvrant la porte d'un autre univers d'action") et polar d'action, tu n'en retiens, Louis, que l'aspect polar d'action, sur le mode jeu vidéo (différents niveaux à valider, avec des types à neutraliser et des décors qui explosent) ... C'est frustrant, parce que tu en donnes une mauvaise image. Tu sais, à la fin de ton papier, tu dis qu'il y a quelques bonnes idées ... et ce sont justement celles-là qu'il faut conserver : rêves imbriqués, dilataion-contraction du temps, la mort comme moyen de sortir d'un rêve, bref, les supports techniques de l'histoire. Un peu comme dans Matrix, quoi. En ne retenant que l'intrigue (légère) et le faste visuel (qui plaira à certains, désolé de te l'apprendre), tu oublies la gageure intellectuelle qu'Inception véhicule, et ... ben pour moi, tu passes à côté de l'essentiel.
Autre chose ... Je crois que tu fais des rapprochements à l'emporte pièce, un peu hasardeux.
Tu compares la culpabilité de Cobb dans Inception avec celle de Daniels dans Shutter Island, tous deux joués par DiCaprio, en estimant que celle de Cobb est bien moins intense. Comment t'expliquer ? Le poids de ces culpabilités n'a pas le même intérêt dans la logique des deux films. Autant, dans Shutter Island, elle est le moteur sous-jacent de toute l'intrigue. En fait, si tu la retires, le film n'existe plus. Autant, dans Inception, elle est secondaire. Limite de trop : elle ne fait que rajouter un peu de mièvre dans une histoire où la conquête de la connaissance de l'espace onirique, pour le spectateur, est primordiale. En fait, le film explore un concept jusque là assez peu approfondi/imaginé : celui de la structure des rêves. Shutter Island parle de double personnalité (avec donc la culpabilité liant les deux personnalités), Inception parle d'affaires illicites (avec la culpabilité comme simple preuve de l'humanité - spéciale, elle aussi - du personnage principal) où le(s) rêve(s) n'est que le topos du film, le cadre. Rien à voir.
Du côté d'Eternal Sunshine of the Spotless Mind ... En fait, il n'est même pas question de rêves, mais de mémoire. Les deux films sont parallèles (action volontaire sur le psychisme à coup de techniques artificielles, tout ça), mais au fond, Eternal Sunshine est une histoire d'amour où cette manipulation est la cause du film, pas son sujet, là où Inception est une histoire sur le procédé ... qu'importe les histoires réelles qui s'y emboîtent (trafic d'influence, amour perdu, admiration, ...) : le voyage dans les rêves est le sujet même du film, pas un prétexte. Deux films sans réel rapport, hein, donc.
Quant à La science des rêves, il s'agit davantage d'un onirisme perpétuel qu'un film d'action se déroulant dans les rêves. Tout simplement, Inception pourrait être le détournement de l'onirisme de La science des rêves à coups de techniques à la Eternal Sunshine. Mélange pas tout, hein. C'est pas parce qu'il est question de trucs sur lesquels la conscience n'a pas d'emprise qu'il faut tout mettre dans le même sac.
Concernant Matrix ... Evidemment que le rapprochement doit être fait. Pourquoi ? Parce que les deux films semblent ouvrir une brèche dans nos conceptions du monde. Matrix nous disait "la réalité telle que tu la perçois n'est pas la vraie réalité mais un programme qui nous arrange". Inception nous dit "on a déchiffré l'entrée dans vos rêves, et on peut y agir, notamment contre votre gré". Dans les deux cas, il y a violation de la vie privée, une sorte de théorie du complot qui prendrait toute l'humanité à parti ... Le passage dans cette "réalité seconde" a quelquechose d'extraordinaire parce qu'il est crédible. Dans les deux cas, on y croit, vraiment. C'est plausible. Le parallèle avec la trilogie des Wachowski continue avec la forme choisie : le film d'action. Du combat, des cascades, des explosions, du jeu sur l'espace-temps, tout ça. Pourtant, Nolan ne cherche pas à faire, avec Inception, du Matrixoïde. La comparaison s'arrête là. Tu ne peux donc pas dire qu'Inception "tend sans l'égaler vers Matrix". Ou alors, à ce rythme, tous les films tendent à ressembler à leurs prédécesseurs sans les égaler. Ca, tu vois, c'est une phrase aussi gratuite qu'inepte.
Et, at least, tu nous compares Inception avec ... Mulholland Drive. Le critère : la plongée dans le cauchemar. Je te précise, même : la plongée dans le cauchemar entre ce qui est rêve, souvenir et réalité. Je t'apprends rien quand je dis que l'approche n'est même pas comparable, hein ? Film d'action pour l'un, polar pour l'autre ... Pas besoin que j'en rajoute, hein.
Je relève aussi ta petite remarque sur la présence conjointe de Non, je ne regrette rien et de Marion Cotillard dans Inception. C'est certes follement amusant, surtout quand tu vas taxer Nolan de mauvais calcul, mais quand même, ne t'arrête pas à ça. En fait, au cinéma, personne ne devrait faire de clin d'oeil à un autre film, c'est ça ? Hum ... Oui, Marion Cotillard est, aux yeux des Ricains, l'interprète de La vie en rose, oui. Oui, remettre la chanson phare du film dans Inception fait soudain apparaître Piaf dans le regard de Marion ... Donc on ne pourra jamais remettre la chanson des jumelles en présence de Deneuve ou Mrs Robinson dans un film où tournerait Dustin Hoffman ? Je vois ce qui te gêne : y'a pas eu assez de temps entre les deux films. La chanson n'a pas eu le temps de devenir une référence cinéphile réutilisable au sein d'un film, c'est ça ? Ah là là ... bon, c'est ton avis. Moi, ça m'a traversé l'esprit une seconde, mais clairement, je n'y ai pas pensé tout au long du film. Alors de là à appeler ça un mauvais calcul, et de le mettre en avant à ce point dans ta critique, ... je trouve que ça trahit surtout un manque d'arguments. On dirait moi quand je veux descendre un truc qu'en fait j'ai bien aimé ... mais que j'ai honte de l'avoir bien aimé.
Pour finir, je note notre approche différente de l'objet ciné qu'est Inception. Toi, tu te cantonnes à juger l'histoire, qui est, je dois bien le reconnaître, assez confondante. Entre le personnage principal, Cobb, dont l'intrigue cherche à percer l'abcès de ses névroses (avec Mall, par le truchement d'Ariane), la destinée de Fischer, les envies de Saito, ... C'est vrai qu'aucun personnage n'a de destinée aboutie, de progression suivie sans être noyée dans les détails techniques ou dans le flot de la performance visuelle. Moi, je me fous totalement de leurs histoires. Je vois un but : la lutte contre la montre dans un univers qui m'est inconnu (la maîtrise des dimensions oniriques), je le vis presque comme une enquête scientifique, où j'apprends ce qui se déroule, comment ça se déroule, tout ça tout ça. Et, par dessus le marché, j'aime être retourné par ce que je découvre, m'y fier, et me rendre compte que certains détails permettent de remettre en cause tout ce que j'ai compris. Ou cru comprendre. Et ça, Louis, c'est une démarche absolument essentielle pour être vraiment surpris par le film. Que Mulholland Drive t'ait fait te triturer les méninges parce que les moyens d'être retournés sont évidents, volontairement mis en relief par Lynch, c'est une chose ... Que tu ne te sois pas posé la question pour le Nolan, c'est dommage. Surtout quand tu les téléscopes.
Je t'invite donc à retourner voir ton "déluge visuel soporifique" pour accrocher ton intelligence sur les détails, et te prendre la claque que ce film cherche à t'imprimer, et si tu veux, on y va même ensemble.
Cordialement,
Charlie."
Et dire que je me prends la tête pour rien ! Bon, au moins, ça me réveille les neurones.