Après avoir signé une fresque en demie-teinte (critique et public) autour de la figure du père dans Le héros de la famille (2006), Thierry Klifa, assisté au scénario du sémillant Christopher Thompson, a lâché sur nos écrans son pendant féminin : Les yeux de sa mère. Un film puissant où l'amour maternel est décliné sous toutes ses formes, avec finesse.
Lena Weber, présentatrice du 20h, est la mère de la danseuse Maria Canales, mais celle-ci a été élevée par Judit Canales, seconde épouse de son père. A 16 ans, Maria a eu un fils, Bruno, qu'elle a fait adopter par un couple breton, les Tremazan. Cherchant à écrire un nouveau brûlot à scandales, l'écrivain Matthieu Roussel, qui a perdu sa mère étant enfant, s'approche de cette famille décomposée et se penche sur leur histoire.
Catherine Deneuve incarne Lena. Une femme au charisme puissant concentrée sur sa vie professionnelle, au point d'avoir négligé l'attention à porter à sa fille Maria. Alors qu'elle connaît le succès au boulot, fêtant ses quinze ans de présentation de JT, Lena semble n'avoir qu'une seule ombre au tableau : les regrets qu'elle nourrit au sujet de Maria. Les scènes où elle s'apitoie sur elle-même, mère rejetée par sa fille, n'entretenant avec elle qu'une relation polie sans être ni chaleureuse, ni même cordiale, sont nombreuses, et l'on saisit rapidement que Lena n'est pas capable de communiquer aisément, alors que l'essentiel de son travail repose sur le partage oral d'informations. Le jour où, enfin, elle se rapproche de sa fille, au prix d'efforts que l'on pourrait croire motivés par un instinct maternel résiduel, elle voit le début de son déclin professionnel, comme si les deux éléments n'étaient pas compatibles, comme si la vie lui rappelait l'importance d'une maternité en retard supérieure à tout accomplissement professionnel. Mieux vaut tard que jamais, dirons-nous. Pour autant, le film ne résoud pas le rapport entre les deux femmes : elles sont devenues étrangères, elles restent étrangères, mais proches.
Géraldine Pailhas donne vie à Maria. Passionnée, elle aussi, par son boulot (la danse), on pourrait y voir un trait de caractère hérité de sa mère. Pourtant, elle a aussi la fibre filiale, puisqu'elle s'engage dans les pas de son père et n'a confiance qu'en sa belle-mère, Judit. Avec Lena, elle entretient cette relation distante, comme un enfant le ferait avec une belle-mère : elle n'est pas celle à qui tu donnes de l'affection, mais elle est tout de même dans le paysage parental. Avec Judit, elle a une relation respectueuse et aimante : elle y a trouvé une oreille attentive, un coeur ouvert et un regard bienveillant, celui d'une mère qu'elle ne nomme pas de la sorte. A l'aube de la première de son nouveau spectacle au Palais de Chaillot, elle sent monter en elle le regret de l'enfant qu'elle a porté, qu'elle a dû laisser parce qu'elle ne pouvait être mère, qu'elle n'aurait pas su être mère si jeune. Elle lui écrit, ne craignant pas de bouleverser plusieurs vies. Ne parvenant pas à établir le dialogue directement, elle ne s'approprie jamais l'enfant, ne l'atteint jamais vraiment ... sinon vers la fin, mais pour aller où ?
Jean-Baptiste Lafarge est Bruno Tremazan. Sa vie, elle se résume à la fraîcheur de sa jeunesse : la mer, la boxe, un petit boulot et quelques lointaines études. Entre ses parents adoptifs, il vit une existence sans drames, sans crise, sinon ce père incisif qui le pousse à combattre toujours plus, sans se soucier de tout le reste. Le jour où il reçoit la lettre de sa mère naturelle, il réagit vite, à l'instinct, comme il boxe : c'est non. Mais le ver est dans le fruit. Comment appréhender cette femme qu'il n'a jamais vue, qui demande à créer un lien qu'on ne saurait prendre à la légère, sans ébranler le lien construit avec la mère adoptive ? Et comment gérer, soudain, ce lien avec la lumière, la célébrité ? La scène où Lena débarque dans le bled de Bruno est incroyable : qui est-elle ? Que veut-elle ? Devenu objet de convoitise, Bruno résiste à cette femme qui semble vouloir lui mettre le grappin dessus, sans chercher à savoir où lui en est. Typique.
Au milieu de ces relations compliquées, Nicolas Duvauchelle (dont un des meilleurs rôles, aux côtés d'Antoinette geile Sugier, me fait encore rêver) est Matthieu, et va servir, involontairement, d'intermédiaire. Entamant une relation sentimentale avec Maria, il est aussi taupe infiltrée auprès de Lena, et finit par aller trouver lui-même le jeune Bruno. Taraudé lui-même par le manque d'amour maternel, il observe les circonvolutions de chacun des trois protagonistes, s'insère sans doute trop dans leurs vies respectives, ce qui le met, de facto, en porte-à-faux avec sa mission d'infiltration dont le but est affiché dès le départ : nuire aux personnalités publiques qui se comportent mal.
Deux personnages féminins, deux mères, et deux personnage smasculins. Quatre destinées un peu compliquées, servies sur un plateau par Klifa, qui y met beaucoup d'humanité, de bon sens, et fais ressortir l'absurdité des existences parisiennes.
On y rajoute, à ces 4 figures, deux autres, deux mères "de rechange", deux mères qui ont donné leur temps et leur amour pour faire grandir des enfants qui en avaient besoin. D'une part, Marisa Paredes interprète Judit, belle-mère et mère de substitution à la fois pour Maria. Une femme de l'intimité qui a su éclairer les périodes sombres de Maria, quand Lena était dans la lumière, mais lointaine. D'autre part, Marina Foïs incarne Maylis Tremazan, mère adoptive de Bruno. Simple, aimante, prévenante, présente, Maylis est aussi consciente que ce fils qu'elle aime et qui l'aime n'est pas le sien, qu'un jour il voudra connaître sa génitrice, qu'un jour elle risque de le perdre ... Son discours est sans aucun doute un des plus beaux du film. ces deux femmes, un peu dans l'ombre, ont une dignité incroyable, une conscience de leur place vraiment touchante. Elles complètent le tableau avec émotion, une émotion palpable, épanouie, dans une famille qui, jusque là, n'a pas su exprimer la sienne.
La mère est donc de toute nature : absente, de substitution, adoptive, inconnue, morte ... Outre la question maternelle, Klifa a mis en valeur le parallélisme entre les situations : Lena émet son chant du cygne télévisuel en direct (chute) le soir même où sa fille retrouve le succès sur scène (montée) et est renversée par une voiture (chute), alors que son petit-fils gagne un combat de boxe de championnat (montée). Chaque fois, la mère chute quand l'enfant s'élève. Sans y construire une métaphore, le duo Klifa-Thompson donne ici l'image de la construction de soi en dehors du regard maternel, de l'accomplissement de soi sans l'aide de la mère, de la création de son destin sorti des griffes de l'éducatrice. La mère, alors, s'efface dans le sillon-même où l'enfant paraît : la lumière pour Lena et Maria, la violence pour Maria et Bruno. Le parallèle construit par Klifa-Thompson entre ceus deux univers - le spectacle et la boxe - n'est pas sans rappeler le duo The Wrestler - Black Swan de Darren Aronofsky où la place de la mère n'était pas anodine non plus.
Pour donner quelques autres bonnes raisons d'aller voir Les yeux de sa mère, je parlerai de Sylvain Groud et de Gustavo Santaolalla. Le premier est chorégraphe, et interprète le compagnon de danse de Maria. Il crée, pour Géraldine Pailhas, qui a dansé jusqu'à l'âge de vingt ans, une chorégraphie contemporaine, de danse-contact, ample et lumineuse, grâcieuse et fluide. Splendide. Le second est le compositeur de la musique, déjà oscarisé pour la BO de Babel (2006). Il signe une musique intimiste, simple et efficace, dont je t'ai mis quelques extraits dans ton lecteur, en haut à gauche.