Les filles toutes nues, c'est joli.
Après s'être frotté pendant plus de 40 ans aux militaires, aux sportifs, aux handicapés, à l'hôpital, aux jeunes, aux riches, bref, à tout, Frederick Wiseman signe Crazy Horse, son 3e documentaire sur une institution parisienne du spectacle de haut vol (après la Comédie Française en 1996 et le ballet de l'Opéra de Paris en 2009). L'occasion est trop belle : le saloon fête cette année son 60e anniversaire et présente un show racé avec des noms qui claquent, proposés par Andrée Deissenberg, nouvelle directrice générale (depuis 2005) qui tente de dépoussiérer l'image du Crazy, jusque là relégué comme boîte à vieux libidineux et à touristes allemands. Occase idéale de supplanter le Lido, donc.
Pourtant, ils ne sont pas du tout sur le même terrain : le Lido fait de la revue de cabaret, le Crazy fait dans l'érotisme artistique. En un sens, le pari est gagné : le Crazy est redécouvert, grâce à Wiseman qui capte, dans la plupart des numéros qu'il filme, des instants d'une grâce et d'une puissance érotique magnifiques. Le travail des lumières (qui est tout de même le fond de commerce du Crazy), la créativité et l'investissement des danseuses permettent à Wiseman des images éclatntes, splendides. A l'image des plans où l'on ne distingue pas les filles, dont la nudité apparaît soudain, filmée de très près, devenant abstraite, psychédélique, impalpable... Sauf que le tout n'est pas très innovant : une fois que tu as vu les rushes de Clouzot avec Schneider pour L'Enfer, tu sais qu'on peut faire des merveilles avec une caméra, un joli corps et de la lumière. Le Crazy Horse oeuvre depuis 60 ans à décorer ses filles de lumières, de paillettes et d'artifices pour souligner telle forme et accentuer telle autre : les créateurs du Crazy se dépassent, Wiseman ne fait que capter. Je suis plus admiratif de son chef op' que de lui. D'autant que le montage (qui semble assez aléatoire) ne donne qu'une vision très brouillonne du regard porté par Wiseman sur le Crazy Horse : doit-on les plaindre ? Doit-on trouver ça beau mais triste ? Est-ce une simple vidéo backstage lambda ou carrément une analyse approfondie de la construction de l'érotisme, du destin des filles, de l'équilibre entre l'art et l'argent ? Parce que le film a beau durer 2h15, il manque tellement de choses ... Tellement d'images ... Faut dire que depuis Tournée, la barre a été mise assez haut, dans le domaine du spectacle filmé.
De plus, je trouve beaucoup de choses bancales. On a droit à une interview complète du directeur artistique, mais c'est bien le seul. Les autres sont juste filmés en pleine prise de tête avec un éclairage, un budget, une procédure... On pourrait croire que les filles sont traitées comme de la viande par le Crazy, mais au fond, c'est la caméra qui ne filme que leur nudité et qui jamais ne leur pose de question. Le spectateur a le sentiment de s'être perdu dans les coulisses, de ne pas savoir où aller, et surtout, il a peur de se faire refouler parce qu'il dérange. Le Crazy apparaît donc comme un monde fermé, factice, impitoyable, où les grands méchants sont l'ordre et le capital. Rasoir, et sûrement faux. En plus, l'équipe du Crazy passe pour demeurée. Philippe Decouflé, metteur en scène de la revue Désir pour le Crazy, mais avant tout vrai dieu de la danse (on lui doit la cérémonie d'ouverture des JO d'Albertville (1992) ou la parade d'ouverture de la Coupe du Monde de rugby (2007), etc.) est un montré comme un artiste brouillon, râleur, content de rien. Ali Madhavi, le directeur artistique de Désir, précédemment photographe de génie (à qui l'on doit aussi la pub Angel avec Naomi Watts) est montré comme un faible, une sorte de folle rongée par ses névroses. Fifi Chachnil, costumière qui a participé au renom du Crazy, passe pour une vieille folle échevelée et radotante. La scène d'enregistrement de Désir, la chanson du final (qu'on entend dans la bande-annonce), créée par Philippe Katerine, est du niveau de Fan de : apparition de la star mais pas de commentaire, ni audio ni visuel, c'est un moment volé où les gens ont l'air (encore) insatisfaits. A aucun moment on n'est face à un sentiment créatif ou positif : le Crazy semble être un endroit où tout le monde passe son temps à subir les autres, comme les filles subissent le regard impudique du public. Tu vas voir, la bande-annonce est trompeuse !
Alors on a un aperçu de plusieurs numéros, que ce soit pendant les répétitions (Chuchotement, un jeu d'ombres chinoises, Lithion, un délire spatial, Dynasty, un affrontement sensuel de lionnes, etc.) ou carrément pendant le spectacle (God save our bareskin ! avec les chapeaux poilus, Upside down et son jeu de miroir fabuleux, ou encore Roman & Slava, les jumeaux claquettistes). Entre ces images hypnothiques, belles, d'ombre et de lumière, des images de réunions barbantes, des entretiens sordides, des ordinateurs qui tuent le rêve, des coulisses sans émotion. Alors quoi ? Wiseman aurait-il perdu son sens de l'analyse empathique ? Sophie Walon, pour LeMonde.fr, donne peut-être une clé de cet échec : "l'enquête sociologique de Wiseman se dissout dans la fascination esthétique de corps parfaits, trahissant peut-être un épuisement du regard critique ou une nostalgie de la jeunesse chez le réalisateur octogénaire." Quasiment une façon de dire qu'il faudrait qu'il s'arrête... et on n'est pas tout à fait contre.