Comédie de m(o)eurs.
Le jour où tu croises, pour la première fois, un regard qui traduit tout le désir sexuel que tu inspires, frénétique, saisissant, stupéfiant, tu ne défais jamais de ce qui, soudain, t'habite. Tu deviens accro. Tu n'as plus envie que de ça. Drogué. Tu le recherches, ensuite, dans les yeux de tout ce qui te plaît. Tu veux le voir encore, mais tu veux céder, aussi, à la tentation de t'en rapprocher, d'effleurer, de poser tes lèvres, et ... la suite, toi-même tu sais.
Jeffrey, c'est un petit pédé parisien typique. La petite vingtaine, grisé par l'hyperconsommation sexuelle de cette capitale décomplexée où tout le monde semble avoir envie de tout le monde, où la bagatelle est quasi-hédoniste, à la conquête de tout le plaisir possible, peu importe le gus, le lieu, l'heure, les positions, les fétichismes. Ce regard plein de désir, il le croise souvent, c'est plaisant : il se sent beau, unique, donc fort. Grisé par le plaisir, certes, mais pas condamné à l'atrophie mentale. Il se rend compte qu'à ne se consacrer qu'à ça, il perd une énergie folle et un temps précieux. Qu'il passe à côté de l'amour, de l'ambition, des projets, du travail, des idées. Et surtout, qu'il a en face de lui le triste tableau de la frénésie sexuelle déshumanisée, alors qu'il aimerait bien un peu de respect, de tendresse, de contact humain. Bref, tiraillé entre sa passion pour la luxure et sa condition d'homme conscient en quête de réalisation, entre Jeffrey et Jean-François, notre petit pédé parisien va suivre le chemin de tous les jeunes garçons qui débarquent de la province pour la bordélique Paname : il va trancher dans le vif.
Jeffrey décide de renoncer au sexe. Au moins pour un temps.
Sauf que ... Jeffrey rencontre Stéphane. Un type chouette. Sexy. Sympa. Expérimenté. Et là, Jeffrey panique : craquer ou s'en tenir à sa résolution ? Tenter de changer tout de suite ou décider qu'on n'est pas encore prêt et attendre ? Jeffrey ne sait quoi faire... et Stéphane insiste. Plus tard, Jeffrey, finalement prêt à passer outre son voeu de chasteté, apprend que son Stéphane est séropositif : voilà de quoi compliquer la donne. Quiproquo vaudevillesque : VIH, chasteté, désir et sentiments font un délicat cocktail dans la tête d'un môme qui ne sait plus sur quel pied danser.
Le texte, signé Paul Rudnick, date de 1995. L'Américain avait décrit le mainstream new-yorkais des années 90, dans une forme de lassitude et de naïveté à laquelle Bret Easton Ellis nous a déjà habitué. Moins mollasson et plus enlevé que son auguste prédecesseur, Rudnick touche au simple, au quotidien, à l'immédiatement assimilable par tout le monde. Le texte est donc bourré de petites phrases toutes faites qui nous rappellent des discours qu'on a tous plus ou moins tenus à un moment donné. Drôle, tendre, acide, cynique.
La mise-en-scène, par contre, est intelligente et drôle. Stéphane Henriot, inconnu au bataillon jusque là, propose de mettre ses personnages face au public, comme s'ils se confessaient à eux. Les décors sont minimalistes, mais hyper modulables - le lit devient un banc, un bar, un mur,... -, les jeux de lumières sont travaillés ; ce qui, au vu du petit espace scénique du modeste théâtre Clavel, est vite indispensable. A décor modulable, actuers modulables : Henriot a choisi de transformer ses rôles secondaires en hommes-à-tout-interpréter : un élément de costume change, une attitude en plus ou en moins, et les seconds couteaux transforment l'ambiance autour des rôles principaux. Pari réussi, puisque l'on ne décroche pas !
Quand aux interprètes - l'essentiel, presque, puisqu'ils portent la pièce -, il y a à boire et à manger. 7 garçons, 1 fille. 2 rôles principaux : Jeffrey (Jonathan Demay) et Stéphane (Alexandre Geoffroy). 2 rôles secondaires : un couple d'amis, l'un dandy (Jérôme Sanchez), l'autre Queen exotique (Arnaud Chandeclair). Et les autres (Louis Delafon, Solène Gentric, Stéphane Henriot, Fabrice Perret), multiples personnages, inconnus, dragueurs, showgirl, serveurs, Lady Gaga ou candidats de jeu télé, anonymes et adaptables, pour servir les multiples situations que la pièce explore. Demay et Geoffroy forment un couple crédible, touchant, qui sert le discours de la pièce (même si, personnellement j'aurais volontiers giflé les responsables de cette interprétation de Jeffrey, devenu petit cliché sur pattes un peu vraiment très beaucoup agaçant).
Alors ? Alors la pièce vaut le détour, pour le jeu du chat et de la souris entre les deux personnages principaux. Même si tu as déjà vu le film ou l'adaptation précédente de la pièce, ça vaut le coup : le discours sur le Sida, très angoissé au moment de l'écriture de la pièce, très prégnant, étouffant, a été adapté au 21e siècle, plus conscient, plus calme, plus léger. La pièce a aussi été adaptée en y insufflant des références contemporaines (sites de rencontres, GrindR, Lady Gaga, etc.). De quoi faire sourire le milieu gay - qui s'y retrouvera - mais aussi prouver aux hétéros que leurs clichés sur le milieu homo, s'ils ont un fond de vérité, méritent d'être nuancés. Parce que sous chaque petit pédé qui rigole et baisouille, il y a un homme inquiet, hésitant et parfois ... amoureux.
JEFFREY
au Théâtre Clavel
du jeudi au samedi - 21h30
Info/Résa : 09 75 45 60 56
site du théâtre (qui pique les yeux)