Chacun sait qu'il vieillit lorsqu'il réalise qu'il critique avec un chouïa de condescendance les goûts de plus jeune que lui en insistant bien sur le fait que NON CE N'EST PAS DE LA MUSIQUE, CA, C'EST DE LA MERDE. Et ça arrive à tout le monde, inéluctablement, donc pas de panique les jeunes, vous en rigolerez dans 10 ans. (Appeler les jeunes "les jeunes" est aussi un très bon indice que l'on vieillit.)
Toujours prêt à la gaudriole sans l'être tout à fait gratuitement, je relève de temps en temps une pépite qui m'interroge ou me rend hilare. Tu te souviens peut-être de mon enquête littéraire pour Tourner ma page de Jenifer ou des Trois Mousquetaires. Ecoutant Anissa de Wejdene, une ligne me fait tiquer. Une ligne seulement ? Le texte n'est pas complexe, la chanteuse exprime sa colère d'avoir été trompée par son mec avec sa cousine - un poil slut shamée puisque seule nommée par son prénom, Anissa.
Alors, quelle ligne ? Non, pas "Tu hors de ma vue !", qui hérisse les grammar nazis - ou simplement ceux qui aiment les phrases normalement constituées, avec un verbe, par exemple - non : je suis pour les formes libres, originales, et surtout quand elles révèlent la langue de la rue. Sinon, faudrait corriger tout Aya Nakamura et tout le rap'n'b français, de Black M à PNL en passant par Jul.
Non, ce qui m'a fait tiquer, c'est le "n'oublie pas de me ramener les clés." Rappelons d'abord que ladite Wajdene a déclaré "dans cette chanson, je parle de mon histoire" (Le Parisien, juin 2020).
Recontextualisons la ligne.
"Alors c'est bon, tu m'as trompé, maintenant ben, j'vais t'bloquer
Tu rends mes bijoux, cadeaux et n'oublie pas de me ramener les clés".
A 16 ans, Wajdene a son appart' dans lequel elle vit en couple avec son mec ? C'est quel niveau de recherche des problèmes, ça ? Alors, je pense évidemment à une image, une métaphore, mais elle a aussi déclaré "J'ai toujours composé des chansons mais sans jamais me prendre la tête." (Le Parisien, juin 2020, toujours). Donc pas de métaphore, a priori, de la vérité cash, directe. L'idée du domicile partagé est d'ailleurs reprise ailleurs dans la chanson :
"Tu prends tes caleçons sales (sales) et tu hors de ma vue (ma vue)".
Je ricane donc en me disant que quiconque avec un peu d'expérience aurait pu lui expliquer que c'était couru d'avance. Et pour couronner notre appréciation de son immaturité :
"Me tromper avec ma cousine mais t'as pas de valeurs (valeurs)
J'ai appelé mon grand frère et il vient t'à l'heure".
Vas-y, il va te casser la gueule, quoi. La violence comme solution. Eeeeet oui.
Vrai ou pas, peu importe : ça m'a fait rire - ce qui n'était sans doute pas le but de sa chanson. Mais wesh, Wej' : courage pour la maturité, t'es pas sortie des ronces.
"Je n'ai jamais pris de cours. L'envie de devenir chanteuse m'est venue il y a cinq ans. Mais à ce moment-là, je n'étais pas sûre d'avoir du talent. J'avais peur et je ne me faisais pas confiance. Alors, je chantais juste dans ma chambre. Seul mon entourage savait." déclare-t-elle encore et toujours au Parisien. Et seul son entourage continue de le savoir, puisqu'à l'instar de tous ses congénères, elle chante avec autotune.
Je suis vieux, oui.
Mais hé, toi, jeune qui me lis en te disant que je n'ai rien compris, rassure-toi : un jour, tu feras EXACTEMENT la même chose, avec la même mauvaise foi teintée de condescendance, pour des sons que des gens d'à peine 10 ans de moins que toi écouteront. Et tu rigoleras en réécoutant les pâles débuts de Wejdene.