Chère Anne-Teresa,
La scène, vaste, noire, brillant d'un éclat terne, est traversée à l'avant par une petite ligne, nette, droite, de terre séchée. Derrière la ligne, ils sont huit. Bostjan, Carlos, Chrysa, Cynthia, Mark, Mikael, Sandy, Sue-Yeon, en noir, sans fioritures, dans cette simplicité qui permet l'identification de chacun à chacun. Ils sont Rosas, la compagnie de la belge Anne-Teresa de Keersmaeker. Ils sont ta compagnie, là, maintenant.
Au moment où les lumières se font plus fortes sur scène que dans la salle, je me rappelle 3Abschied. C'était déjà toi, la même ATK, mais sans ta compagnie. Juste toi, tes errances accompagnées de quelques pas de danse sur cette même scène, et un orchestre réduit. Là, ils sont huit, tu n'es pas là, et la musique - en live, toujours - se réduit à deux musiciens anciens et une chanteuse à la voix claire. Du moins, d'après le dépliant. ATK, j'avais aimé 3Abschied, mais moins pour ta performance, qui ne m'a pas convaincu, que pour le jeu sur la musique. Nous y voilà : que m'as-tu préparé pour nos (vraies) retrouvailles ? La dernière fois, c'était avec Alain Franco, c'était Zeitung (2008). Qu'as-tu caché dans En Atendant ?
Cela faisait 18 ans que tu n'avais pas mis les pieds en Avignon. Pour ton grand retour, tu décides de
t'inspirer d'Avignon, dis-tu à Arté. Pas de son grand goût pour le théâtre, non, de son
identité, de ses pierres, de sa poussière. De sa grandeur passée : la ville des Papes. La musique, de ce fait, est datée, vieille, ample, méconnue : l'ars subtilior, une musique ronde et romantique de la fin du XIVè siècle. Et comme tu es ATK, tu ne laisse pas cette musique voler seule dans
l'air. Tu la regardes, tu l'écoutes, tu l'épies, et tu greffes, un par un, tes mouvements dessus. Du coup, à écriture musicale technique, chorégraphie technique. Le résultat ? Une technique
impressionnante, fluide, quasi magique, touchant au plus près la nature même du mouvement, et emmenant tes danseurs dans ce ballet parfait, si si, celui où se mêlent l'indépendance de
l'individu et l'unité du groupe. Une représentation de la vie, quoi.
Mais, douce ATK, je dois avouer que je me suis ennuyé. Ferme. La danse est belle, mais sa construction, au rythme lent, avec si peu d'à-coups, si peu de fulgurances ... Merde, quoi ! Où est l'âme, dans tout ça ? Où est la passion, le jeu, l'envie, la colère ? As-tu mis tous tes danseurs sous anxiolytiques ? Fallait-il que tu offres à Avignon le parfum de sa propre atonie ? L'image même de son sommeil léger, irrémédiable en apparence ? ATK, n'oublie jamais ce qui fait la richesse de l'homme : ses émotions. Solo, duo, trio, quatuor, ensemble : aussi beau le jeu à plusieurs soit-il, il faut encore le rendre vibrant, vivant, pointu, vif. Et quand on a une musique aussi intense, aussi grave, aussi sérieuse, il faut savoir la dépasser. La splendeur de la technique est comme un miroir : brillante, mais glacée.