18 ans.
Pour aimer la danse, pour aimer la regarder, il faut, je crois, un peu de sensibilité, et beaucoup d'écoute. Pas d'écoute intellectuelle, pas l'écoute des paroles, des mots et des idées, non. L'écoute de soi, l'écoute de l'alter, l'écoute du monde. Il y a, dans tout ça, des choses qui battent, des énergies, des mouvements, des dynamiques. Des respirations, des ralentis, des silences. La peau qui frissonne, et la douleur aussi. Et des absences, partout, souvent. Le cerveau se tait, et les sens en éveil attendent, ressentent, appréhendent, écoutent, enfin.
Je ne l'ai pas compris tout de suite. J'ai perdu dix ans, dix. Dix années, au moins, à copier, imiter, recopier, essayer d'égaler. Sans m'écouter, sans me sentir. Tout ce temps, perdu. Et puis, un jour, on m'a parlé d'intention. D'intérieur. D'imaginaire. On m'a dit de me chercher moi, de me regarder en dedans. Et depuis, je fouille, je découvre, je ferme les yeux et je n'imite plus.
18 ans, punaise, c'est long.
Quand j'ai commencé à m'regarder, je suis allé voir plus souvent comment les autres s'regardaient. Comment ils s'écoutaient danser. Eux-mêmes, et les uns les autres. J'ai senti le froid de certains, et l'immensité d'autres. J'ai été déçu, et j'ai été transporté, bouleversé, écorché et soulevé, aussi, quelquefois.
C'est toujours difficile de dire ce que l'on aime. De mettre des mots dessus. Parce que, quelquepart, il y a une partie du plaisir qui n'est pas intellectuelle, qui se joue dans ces instants suspendus, vides, véritables, où l'émotion est pure beauté, direct dans ton être.
Ce soir, après 18 ans de spectacles, de danse, d'échauffements, d'exercices, de travail, de sueur, de passion, d'amour et d'envie, j'ai eu le sentiment de devoir arrêter. De devoir me faire une raison, parce que quoi que je fasse, je ne parviendrai plus à toucher du doigt cette écoute parfaite. Cette danse ultime qui habite un corps qui ne pense plus, mais qui ressent seulement. Je ne pourrais plus jamais danser parce que je venais de me prendre une claque, une vraie. Elle était signée Lisi Estaras.
Ayant rejoint le collectif des Ballets C de la B* installés à Gand (dont sont issus Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui, excuse moi du peu), Lisi a réussi, en un spectacle d'une heure qui m'a paru une minute, à me faire rentrer en moi-même pour me faire vibrer toutes mes cordes sensibles.
Je ne pourrais pas te décrire ce qui m'habite au moment où j'écris ces lignes. J'ai le sentiment d'avoir gagné l'essence même du corps idéal, du corps que l'on connaît, que l'on maîtrise, que l'on habite vraiment, et qui nous dit tant. J'ai eu le sentiment d'avoir 6 ans, et de voler. D'avoir dix ans, et de courir, de jouer à la guerre. D'avoir quinze ans, et d'esquiver, de glisser. D'avoir vingt ans, et de séduire, d'onduler, d'effleurer. Et tout ça, tout d'un coup, m'a manqué. Terriblement. Et les yeux remplis de larmes, j'ai eu envie, tout d'un coup, de pleurer.
Quand je lis le résumé de présentation pondu par Philippe Noisette, je lui suis un peu reconnaissant de ne pas tout dire, de me laisser dans l'état dans lequel je suis. Parce que là, je me sens puissant, je me sens fort, je me sens entier, je me sens connecté à tout ce que j'ai toujours été, et que les gens, l'éducation, la société ont dompté petit à petit pour le faire rentrer dans des cases.
Lisi, tu m'as rendu mon âme, mon corps, et toutes mes désillusions.
Primero (Erschte)
de Lisi Estaras et les Ballets C. de la B.
au Palais de Chaillot jusqu'au 27 novembre 2010
Infos/résa : ici !
« cette danse s’inscrit dans le monde, et le monde appartient à tous ».
*Contemporains de la Belgique, pour les ceusses que ça intéresse)