La danse, c'est pour les filles.
Il n'est pas difficile d'imaginer ce que cela fait, à un petit garçon, d'entendre ça, année après année.
Nous sommes sans doute héritiers d'une société qui classe les individus selon des caractéristiques, et interdit que l'on en sorte, sous peine de passer pour un·e original·e. Ainsi avait-on décidé que même les muscles ne seraient pas épargnés par ce classement selon le sexe : aux hommes le devoir de les faire grossir, aux femmes celui de les maîtriser. Et ainsi, de décider que les hommes seraient sportifs, les femmes danseuses. L'exploit pour ces messieurs, la finesse pour ces dames. Et vas-y les stéréotypes.
Moi, en tant que garçon, je n'y pensais pas. A 7 ans, je découvrais stupéfait ce que ma grande sœur faisait sur scène. La musique, le rythme, l'harmonie, la lumière... Le spectacle me donnait envie, mais surtout, l'intime sensation que le corps et la musique pouvaient se répondre. Le corps pouvait donner à voir ce que disait la musique. Alors la danse, naturellement.
Mais voilà : entre vouloir danser et pouvoir danser... Je n'ai jamais su ce que mon père en a pensé, mais ma mère s'est dit que la danse m'aiderait à me positionner dans l'espace, compensant mes problèmes de vue. Elle s'est surtout dit que ça me passerait, à moi qui faisait du judo et jouais les casse-cous à vélo. Me voici donc inscrit, à 8 ans, à ma première année de danse. Classique, pour faire rentrer les bases.
Comme les regards ont changé. "La danse, c'est pour les filles". A l'école, sans méchanceté, parce que c'était ce que tout le monde pensait. Puis, très vite, "pédale" - même pas par homophobie, puisque la sexualité n'avait rien à voir là-dedans, mais par misogynie : on me reprochait d'être efféminé, de ne pas être un vrai mec. Injonction brutale, que l'on croit sans conséquences, presque par jeu, mais qui devient, avec le temps, constitutif de réalités. Insultes, brutalité, isolement social de la part des garçons, et de certaines filles. L'homophobie réelle, basée sur rien, vint au bout de quelques années. Au nom de la danse. Il fallut attendre l'après-bac pour se débarrasser de l'insulte. Pendant cette décade, la danse fut un refuge, un plaisir personnel, une source de challenges et de réussites, de fierté.
"La danse, c'est pour les filles". C'est vrai que j'étais le seul garçon de l'école de petite province où tout a commencé. Un statut qui ajoute des difficultés en interne aux difficultés externes. Un seul garçon, c'est une contrainte : pas d'alternative - on est donc le danseur par défaut - mais un garçon quand même - qui doit donc impérativement être un garçon sur scène. On ne dissimulera pas un garçon sous un tutu, en classique. Et puis, un seul garçon, on ne lui fera pas danser les chorégraphies féminines : on est obligé de le mettre en avant. Bref, être le seul garçon fut une pression : il fallait être bon, pour surmonter le syndrome de l'imposteur, pour prouver aux autres - dont mes camarades filles - qu'ils avaient tort, pour rencontrer l'attente qu'on me posait sur les épaules - professeur, famille, patrie.
"La danse, c'est pour les filles". Ce fut pourtant un combat pour ne jamais arrêter. Pour que cela reste un plaisir, je décidais de passer au modern'jazz, qui me tentait plus, et abandonner le classique - au grand désespoir de ma professeur, qui voulait que je passe les auditions de l'école de l'Opéra de Paris (m'a-t-on dit).
A 10 ans, je n'avais que Patrick Dupont à la télé. Un homme, un vrai, adulte, qui dansait tellement bien, et qu'il ne viendrait à l'idée de personne de moquer. Fallait-il que je sois naïf. J'avais un peu Béjart aussi, sans l'avoir vu. Tout cela était incomplet, mais je n'avais pas besoin de modèles, juste de paravents derrière lesquels me cacher. Les voir danser fut une petit révolution.
Pour autant, "la danse, c'est pour les filles" n'a jamais cessé de me suivre comme une malédiction jusqu'à... jusqu'à ce que cela devienne une force. Un basculement étrange, au lycée - une ville plus grande, de nouvelles têtes. Toujours pas d'autres garçons, mais la certitude de progresser, les encouragements des professeurs, une certaine fierté dans la famille... Et donc ce début de reconnaissance. Un jeune homme qui danse, c'était même séduisant. Ca donne de l'allure, de la prestance. Les femmes parlent différemment, les filles regardent différemment... Et chez les garçons, toujours plus d'hostilité : depuis le début, le féminin ne peut pas être masculin. Foutue construction de genre.
Il fallut l'université pour rencontrer d'autres garçons qui dansent. Quitte à être mis derrière, parce que moins bon qu'un autre. Travailler plus dur encore. Changer de discipline, encore, pour rajouter des cordes à son arc : après le classique et le modern'jazz, le contemporain. Et puis Paris, encore d'autres garçons qui dansent, toujours sans tutus, et rencontrer d'autres modèles - Vandekeybus, Larrieu, Momboye, Cherkaoui, Lebrun, Dubois... Et danser toujours, et là, je n'entendais plus jamais "La danse, c'est pour les filles". C'était même tellement pour les garçons que c'en était vertigineux. Une expiation de toute la frustration. Une assomption totale. Comme la fin d'un long combat.
Alors que moi, depuis le début, je ne faisais que danser. Je ne revendiquais rien, je me faisais juste plaisir.
C'est aussi une fois débarrassé de ce déterminisme de genre et ces tentatives de dégoût (comme si, par ailleurs, cela pouvait avoir un impact, de dire que ce qui relève du féminin est forcément mauvais pour les garçons - misogynie crasse et inconsciente de la société) qu'il fut plus simple de lâcher prise, d'explorer avec force et intelligence la danse et ses propres stéréotypes. Et qu'il fut possible d'en jouer, avec la même grandeur que les ballets du Trockadéro.