Fictive vérité.
Naïveté, lucidité, désillusion, dogmatisme, scepticisme, intégrisme, déni, pessimisme : et toi, es-tu plutôt bisounours ou acrimonie ?
Je suis souvent admiratif du raisonnement, quel qu'il soit, qui que soit celui qui l'élabore. Un raisonnement, c'est un énorme tas de connexions de neurones, des trucs chimiques de partout, dans tous les sens, parfaitement organisés sans être monotones - je veux dire : si chacun raisonne, il n'y a pas qu'une seule façon de raisonner (sans quoi chacun penserait pareil), donc pas qu'un seul ordonnancement de connexion synaptiques menant au raisonnement. Tu me suis ?
Mais surtout, un raisonnement, c'est un formidable livre d'histoires à ouvrir. Un raisonnement, c'est l'héritage d'un passé lui-même constitué d'un très gros tas de connexions, c'est un instantané, une photo d'aujourd'hui (genre "voilà où m'ont mené toutes mes connexions passées"), c'est la promesse d'avenir, la base d'une projection de potentiels raisonnements à venir, le substrat des connexions futures. C'est cette histoire qui vaut toujours, TOUJOURS la peine d'être creusée, questionnée, déroulée, pour mieux cerner qui se cache sous l'apparence, il faut savoir ce qui se passe là-haut, dans le ciel des idées engoncées entre les os temporaux.
Prenons un exemple.
Un bon copain me dit ne pas avoir aimé Interstellar parce que le film n'est pas crédible. Faut dire qu'apparemment, toute la promo du film s'est faite sur fond d'extrême véracité du propos, un astrophysicien de haut niveau au conseil scénaristique est même évoqué. Et du coup, au vu du film, la déception est immense : les faits ne sont pas crédibles, mais ils sont construits de telle façon qu'ils pourraient l'être. On passe donc de la Vérité nue à la véracité d'une construction scénaristique basée sur l'onirique, le psychique, l'humain - donc le faillible.
Faut dire, d'une part, que la vérité nue aurait fait tourner court le film : la finitude de l'esprit et son impuissance physique n'auraient rien donné (sinon, peut-être, un remake de Melancholia). Et d'autre part, le propre d'un film se passant dans l'espace est nécessairement de dépasser le réel : la fiction, fût-elle une science fiction, n'a d'autre objectif que de raconter une histoire, de transformer la vérité. Donc le vérité d'une fiction, si je puis me permettre, tu vois le hiatus.
Et tu me diras : à quoi il sert, alors l'astrophysicien, là ? Et bien... Pas à dire ce qui est, non, mais à donner les bases justes à l'extrapolation nécessaire au scénario, donc, pour faire simple : au délire.
Fantastique.
Le pitch : la Terre touche à sa faim fin. Dix ans auparavant, on a envoyé des grosses têtes solitaires explorer une faille dans l'espace à la recherche de nouveaux mondes à coloniser. Aujourd'hui, une poignée de petits génies utilisent ce qui reste de la NASA pour aller voir 3 des planètes explorées. Avec des distorsions espace/temps, des enjeux familiaux et/ou romantiques, la survie de l'espèce en toile de fond et l'espace infini en guise de décor... Whaou.
Fantastique, donc, dans le sens où le film relève du fantasme. Tu peux évidemment le prendre au premier degré : une course contre la montre pour trouver à l'Humanité un nouveau berceau à polluer. Tu peux aussi le voir comme une fable sur le possible, l'onirique, et, au final, c'est une métaphore de l'homme, tout bêtement, dans ce qu'il a d'eschatologiquement inquiet, de rationnellement imaginatif, d'irrémédiablement bourré d'espoir. Et dans ce domaine, les Américains ont non seulement créé le modèle normatif, mais ils ont aussi su lui donner la forme qu'il faut pour que tu t'en souviennes. Christopher Nolan ne dépare pas au tableau : son histoire est pleine de beaux sentiments, d'inventions aussi improbables que pas crédibles, tout y est éminemment criticable, voire risible par moments... Il n'empêche que tu ressors d'Interstellar en ayant l'impression d'avoir vécu une incroyable épopée spatiale, un truc à couper le souffle, un vrai film d'action... à condition de ne pas prendre le discours scientifique au pied de la lettre.
Si tu n'as pas de place pour l'imagination - et, d'une certaine façon, pour la résignation de ta raison -, alors fuis, jeune padawan.