Esprit de conquête.
Alors que soufflent les vents quinquennaux de la désunion nationale, il est plus que jamais temps de se ruer dans les théâtres et cinémas pour se souvenir que la frustration est mère de notre noirceur d'âme la plus rusée. De notre quête de satisfactions immédiates elle s'enivre, attisée par un constat général d'inégalité(s), d'exclusion(s) et de favoritisme(s), et chaque jour, c'est un pas de plus vers la consécration de la blonde étroitesse d'esprit que de plus en plus de Français veulent porter au pouvoir. Causes compliquées, solutions faciles - il fait moche penser, dans ce foutu pays. Et ce ne sont pas les voix qui appellent au renouveau qui changeront la donne, comme l'ont prouvé les élus depuis que j'ai le droit de vote.
L'esprit de conquête est un esprit moderne, un esprit de changement, un esprit en avant. Un peu comme Louise Mary Fuller, qui, comme beaucoup de grands créateurs, fut bénie des dieux de la sérendipité. Sept ans après la mort de Victor Hugo et trois ans avant l'invention génialissime des frères Lumières - en 1892, donc - l'Américaine créait sa danse serpentine (mais si tu sais, une grande robe blanche, avec des baguettes dans les mains, pour faire voltiger le tissu comme des ailes ; ça donnait ça.) avant de devenir une pionnière de la danse moderne et de la mise-en-scène, dans la capitale des esprits éclairés et ouverts au progrès qu'était le Paris de cette fin de XIXe siècle, pourtant plongé en pleine crise dreyfusarde.
Cette Loïe Fuller, oubliée du grand public mais inscrite au rang de figure incontournable de l'histoire de la danse, et au delà d'elle son esprit de conquête, est au coeur du film La Danseuse, premier film de la vidéaste Stéphanie de Giusto, en salles depuis fin septembre.
L'histoire : classique.
Ascension et chute d'un génie, des plaines crasseuses de l'Illinois aux puissantes lumières de l'Opéra Garnier, puis la douloureuse concurrence qui la porta dans l'ombre durablement, au point qu'elle publia ses mémoires à 46 ans, vingt ans avant sa mort. De Giusto a remanié l'histoire de la Fuller, en éclipsant ses passions sapphiques au profit d'une romance hétéro-banale avec un mentor fictif, Louis d'Orsay. L'attraction de Loïe pour une de ses recrues, qui lui piquera la vedette, (Isadora Duncan, autre icône de la danse), est la seule indication réelle du film de la vie perso de la dame. De sa carrière professionnelle, du hasard de la danse des sept voiles créée à New York à la danse des miroirs créée pour l'Opéra, tout est vrai, dans le film. Peu ou prou. Après, les clichés ne sont pas évités - la blonde contre la brune, la destruction de soi dans l'art, la jalousie comme virage narratif. Longue vie aux procédés d'écriture cinéma.
L'image : classique.
De Giusto a un beau curriculum - publicitaire, clipesque - qui lui vaut une maîtrise réelle de l'image, pour une photographie racée, qu'elle soit celle, tout poussiéreuse et froide, d'un XIXe siècle d'Epinal, ou celle, toute chaude, virevoltante, presque pop art, de l'exaltant monde du spectacle.
L'interprétation : classique.
On attendait Lily-Rose Depp (Isadora Duncan) au tournant de son premier grand film (cannois, de plus) : c'est Soko (Loïe Fuller) qui s'impose. La première n'est que belle ; pas que ce soit un défaut, non, mais son jeu n'est pas à la hauteur de sa plastique - du moins dans ce film, et l'on ignore s'il s'agit d'un parti pris pour ternir l'image que le spectateur se fait de Duncan. La seconde est montrée en bosseuse volontaire, en pasionaria de son art, et la solidité des traits, expressions et gestes de Soko impressionne, ancrant le personnage de Fuller dans sa légitimité à l'écran. En arrière-plan, trois personnages pour deux Français et un Belge : les connecteurs au réel, pour crédibiliser le propos. Louis d'Orsay (le hiératique Gaspard Ulliel) en mentor tourmenté, incapable d'amour, Gabrielle Bloch (la très digne Mélanie Thierry) en administratrice et oreille amie, et Edouard Marchand (l'ursoïde François Damiens) en directeur de l'Opéra. Une bien belle brochette, inégale dans son jeu, qui porte l'histoire plutôt bien.
La Danseuse est donc un film de bonne facture, mais pas révolutionnaire. Pour autant, un bon film, à voir si tu as la passion de la scène autant que des salles obscures.
Académique plus que classique, donc. Mea culpa.