Manipulation(s)
En ces temps de vacance intellectuelle campagne électorale, il m'a semblé être grand temps de faire le point sur ce qui constitue - lucky you - les seuls restes solides de mon année de philo-de-terminale (qui n'est pas tout à fait de la philo, sans être tout à fait autre chose) : la lutte contre le dogmatisme aveugle, et la nécessité de soumission au doute libérateur.
Notre raisonnement est une construction intellectuelle, qui n'a rien (ou presque) d'inné ou de purement personnel : non seulement ses éléments sont hérités d'un système de valeur appris (le bien/le mal, le vrai/le faux, la vie/la mort, le groupe/l'individu... et tous les trucs non-binaires auxquels tu penses), mais même son fonctionnement (ordonnancement des idées, conclusions, etc.) suit des règles qui ne sont pas innées, mais culturelles. Tu vois déjà où je veux en venir : formatage des cerveaux, pensée unique, complot international, contrôle par les extraterrestres. Et bien oui, c'est tout à f non : sans revenir sur la notion de système de valeurs fondamentales et sur la grande variété des sensibilités politiques (dans le sens "qui s'appliquent à la vie en commun"), s'il y a suffisamment de nuances pour qu'on puisse continuer à s'écharper en famille autour du rôti de veau tofu dominical, il faut rester attentif aux éléments de langage qui cachent des pensées toutes faites, qui caressent dans le sens du poil, qui, sous couvert d'une bonne formulation, peuvent en fait s'avérer dangereux. Joie ? Oui, si on utilise vraiment son cerveau pour se questionner, pas pour emmagasiner sans nuance. Alors que l'heure de nos pléthoriques agapes de couleuvres tendues par notre personnel politique de tous bords approche, il nous faut donc nous rappeler la question essentielle à se poser à chaque fois qu'une idée de vivre ensemble nous vient : derrière cette idée, quelle morale, quelle vision de ton prochain ?
D'une certaine façon, c'est la réflexion qui m'est venue après avoir vu Le ciel attendra, de Marie-Castille Mention-Schaar, sorti le 28 septembre dernier sur nos écrans. Il aborde la délicate question de la manipulation des esprits qui seule mène au terrorisme islamiste.
L'intelligence de ce film repose dans le choix des deux histoires qu'il nous fait suivre en parallèle : comment une jeune fille issue de la classe moyenne sombre dans le djihad, et comment la société tente de déradicaliser une (autre) jeune fille. Avec, en sus, les familles - les mères surtout, figures privilégiées de la connexion sensible (coupée), de la chair de la chair (arrachée), du modèle (bafoué).
Dans le contexte actuel, notre attention se focalise d'une part sur l'argumentaire des recruteurs islamistes, une construction calculée entre flatterie et tyrannie de la pureté, et d'autre part sur la fragilité des méthodes de désembrigadement, qui révèle à quel point cette société est désemparée, qui révèle notre naïveté.
On saluera les qualités filmiques - déconstruction de la ligne temporelle, incroyables interprètes (Noémie Merlant, bon sang !), finesse de l'intimité de la photographie - mais c'est bel et bien sur le discours que je veux capter ton attention.
Je te laisserai juge de la justesse ou de la cohérence de l'aperçu idéologique dessiné par le film. Mais penche toi sur la question de savoir si ces discours, les deux, servent des visions du monde, des idéaux. Demande toi si la pureté est une bonne réponse à la perte des repères de l'adolescence. Si les preuves par le réel sont le meilleur chemin vers la réalité. En fait, demande toi comment fonctionnent ces modes de pensée, ces routes idéologiques, et ce que cela traduit de nos postures, de nos places dans le monde, dans l'Histoire, dans l'instant.
Alors, quelle morale, quelle vision de notre prochain, dans Le ciel attendra ? A toi de jeter un oeil - et surtout, un neurone - sur ce film passionnant.