On vit dans l'inquiétude permanente.
Si tu écoutes le discours politique relayé amplifié détourné par le discours médiatique, on va tous mourir dans d'atroces souffrances dans 20 ans, la faute au nucléaire, aux OGM, à la pollution, à la dépression, à la violence, aux étrangers, à la crise, au chômage ... Epiphénomènes qu'on nous met devant les yeux à longueur de temps. Pourquoi ? Parce que l'on est, à l'heure où je te parle, dans le présent et non dans le futur. Et dans le présent, on est, on possède, on désire, on regrette, on craint, on jouit, et c'est tout cela qu'il faut maîtriser, et c'est tout cela qu'on veut tout de suite, et c'est tout cela qu'on craint de perdre bientôt, et c'est bien ça, perdre, ce qui nous inquiète le plus, au bout du compte. L'inquiétude de ne plus posséder.
Je me dis, par moments, que ces petites inquiétudes que l'on aligne dans notre emploi du temps sont là pour nous occuper l'esprit, pour nous éviter d'avoir à penser à ce qui devrait être notre seul sujet d'inquiétude : l'après. Pas "après ce que je fais là" ou "après demain" ou "après que je sois allé chez le coiffeur" (punaise, ça devient urgent, quand même), mais après cette vie. Cela dit, c'est sans doute là qu'intervient la frontière entre l'inquiétude et la peur. Là, j'avais prévu tout un laïus inintéressant sur le thème du divertissement comme parade contre l'angoisse exist... bref, j't'avais prévu un truc très philosophique-de-comptoir, mais on se serait éloignés du sujet.
On vit donc dans l'inquiétude permanente, admettons-le. C'est aussi le cas de Francis. Francis est écrivain, connaît son petit succès, et pour se mettre au calme, il décide un exil créatif à Venise et, en cherchant son appartement, il rencontre Judith, agent immobilier, qui lui fait visiter une maison sur Sant Erasmo, au milieu de la lagune. Un an et demi plus tard, Judith et Francis se sont installés ensemble dans cette maison, et Francis attend la visite de sa fille, Alice, et de sa petite-fille, Vicky. Durant leur séjour, Alice disparaît en emportant ses affaires, mais en laissant Vicky. Pour Francis commence alors une petite série d'inquiétudes en cascades qui vont bientôt lui pourrir la vie. Parce que Francis, c'est un chic type, mais il s'enfonce en un rien d etemps dans l'angoisse névrotique et la paranoïa. C'est pas joli joli. Il rêve qu'Alice est morte, que Judith le trompe, qu'on trahit sa confiance, et son mouron invasif se répand sur ceux qui l'entourent, puisqu'il entremêle les histoires en confiant à Anna Maria, une ex de sa femme, l'enquête sur la disparition d'Alice, en proposant à Jérémie, le fils d'Anna Maria, la filature de Judith, et en s'infiltrant, tout seul, dans l'existence de Jérémie, fraîchement sorti de prison. Comment rassurer un homme qui, à force d'imaginer le pire et de livrer ses angoisses à ses proches, finit par les pousser à la faute ?
Francis, c'est André Dussollier. C'est sans doute parce qu'on l'a beaucoup vu, qu'on le connaît bien, parce qu'il nous semble assez familier pour être banal que Téchiné l'a choisi : il donne à Francis beaucoup d'humanité, et surtout, surtout, tout le corps sensible du personnage, son regard inquiet, son sourire exalté, sa douce rêverie, sa détermination. En face, Judith, c'est Carole Bouquet, que Téchiné a prise pour son physique magnifique, pouvant aller de l'extrême froideur à la douceur la plus jolie du monde (ahhh, Carole ...) et pour son jeu pouvant suivre ou intervertir ces deux extrêmes (tendre et froide, rayonnante et brutale, et vice-versa). A eux deux, ils tiennent le film, solidement et sûrement. Ajoutons leur une de mes actrices françaises préférées, Mélanie Thierry, dont le rôle, vénéneusement décalé dans cette histoire où les convenances s'adaptent juste un peu (mais pas trop), donne au scénario tout son sel, et que Mélanie interprète à merveille. L'autre femme importante, c'est Adriana Asti, qui campe une détective privée à la retraite, à cheval entre Macha Béranger et Sophia Loren, pétillante. Et l'autre grand personnage masculin, c'est Mauro Conte, nouveau venu au ciné, qui devrait, grâce à sa prestation, décoller. Sourions au retour furtif d'un sinistré des productions AB ayant réussi sa reconversion au ciné (Mariages !, en 2004), Alexis Loret, qui campe le mari d'Alice, pas content mais vraiment joli, plus qu'Andrea Pergolesi, qui joue Alvise, dont Alice s'éprend éperduement.
D'autres trucs à saluer ? Max Richter, qui signe UNE musique magnifique, faite de cordes sur plusieurs registres, comme je les aime. Leitmotiv du film, elle revient ça et là te prendre par les tripes via les oreilles ... et à vrai dire, je me demande si ce n'est pas ça qui m'a fait aimer le film. Saluons aussi une photo magnifique, Venise entre ciel et mer, entre orages et remous, dont le soleil écrase les histoires méandreuses... Pour le reste, reconnaissons que le film manque un peu de profondeur. Les intrigues se mélangent, oui, mais sans se percuter violemment, les dialogues ne relèvent pas du génie littéraire (quand bien même c'est une adaptation), et André Téchiné signe une réalisation académique. Bref. Si le film te plonge dans les chemins sinueux de l'inquiétude et de ses conséquences, il ne nous atteint pas, il fait de nous des observateurs, on regarde ces personnages comme des poissons rouges dans un bocal. L'émotion ne t'atteint pas, mais ton regard et ton oreille sont happés par le trésor de Richter et par les trésors de la lagune. Tous les ingrédients y étaient, Téchiné a oublié de rajouter un peu de (son) sel.