Comme tu as déjà expérimenté ces instants flottants, ces quelques moments où ta vie s'arrête, où tu ne penses à rien, où tu sens passer le temps sans être capable d'en compter les secondes, où tu observes sans réfléchir les mouvements et la vie autour de toi comme pour t'en imprégner, comme tu as déjà vécu ça des dizaines de fois, alors je vais te parler de l'absence. Et un peu de poésie.
En neurologie, l'absence est un phénomène épileptique, avec des symptômes cliniques spécifiques, liés à une suractivité cérébrale anormale : perte brusque du contact avec regard vitreux, aréactivité aux stimuli, des phénomènes toniques (raidissement du tronc), cloniques (clignement des paupières, ...), le reste relève d'une maladie. Tenons-nous en à ces quelques éléments. Jusque là, rien de très effrayant.
Cette absence, j'y vois parfois un événement métaphysique. Comme si les éléments voulaient te signifier quelque chose. Les planètes, Dieu ou la Force, quelque soit le concept auquel on adhère : comme si un truc supérieur te donnait subitement la possibilité de communiquer directement avec lui. Sauf que, en général, je ne retire rien de ces moments que je crois être de communion. Alors je me dis que je suis stupide. Stupide de ne pas être capable de comprendre les signes. Ou stupide d'imaginer des trucs pareils.
Bref, ces moments d'absence, ce sont de petites pépites, justement parce qu'on ne sait pas vraiment quoi en penser. Un vrai défi intellectuel. Et bien je t'en lance un, moi, de défi. Va voir Visage, de Tsai Ming-Liang. 2h18 de ces moments d'absence, mis bout à bout.
Attention, "spoiler" ...
Kang est chinois. Il ne parle pas français. Il veut tourner au Louvre un film reprenant le mythe de Salomé. Avec Laetitia Casta en Salomé. Et Jean-Pierre Léaud. Et un cerf (qui, rappelons-le, est le symbole de l'innocence, du sauveur qui doit être sacrifié ...). Et Fanny Ardant, aussi. Hic : la mère de Kang décède. Le rituel chinois d'accompagnement des morts est long, le film prend du retard. Sauf que Léaud, vieillissant, perd la tête : le film est en danger. Et que Casta, en trop jeune fille, sombre dans une dépression que sa beauté lui interdit. Et c'est à Ardant, apparemment, de faire tenir tout ça. Les silences sont pesants, entre les protagonistes. Ardant veille sur le double vivant de son Truffaut disparu, mais remplace peu à peu la mère de Kang. Celui-ci a des amours fugaces (Amalric, la nuit tombée, dans les Tuileries), mais est hypnotisé par la beauté de Casta. Celle-ci est dans la lumière mais ne rêve que d'ombre. Elle est à la fois bourrelle et victime de son image. Chacun appréhende l'autre par le sensible. Seule Ardant garde un certain contact avec la réalité. Tu le vois, l'absence, dans ces moments-là, est d'une richesse précieuse, mais indéfinissable, et si elle dure, oppressante.
Souvent, ces absences sont l'occasion de redécouvrir des pans entiers de réalité. Celle-ci apparaît tantôt plus crue, tantôt plus douce, souvent plus poétique et vivante qu'on ne le croyait. Ce sont des moments de reconnexion ... par la déconnexion.
Ming-Liang, s'il a cherché à développer ces aspects, n'a peut-être pas fait d'erreur en soignant sa photographie. Les images sont toutes plus belles les unes que les autres. Ces miroirs dans les Tuileries, la nuit venue, sous la neige, démultipliant l'espace et les gens, comme autant de Vanités, mais comme autant de points de vue sur l'instant qui, déjà, n'est plus ... Ces courses dans les couloirs souterrains du Louvre, le tissu volant au vent, la respiration coupée ... Ardant se regardant avec Léaud dans un miroir et ne pouvant empêcher un "C'est étrange, non ? Vraiment étrange ..." qui nous lance un frisson dans la nuque ... Kang et Léaud jouant avec un oiseau ... Casta dans son délire d'ombre et de lumière, simplement éclairée au briquet ... Tout est d'une poésie infinie. Tout est contemplatif. Tout est étrange.
Etrange, oui. Qui vire au dérangeant, par moment, parce que, contrairement à nos absences, souvent courtes et involontaires, celles-ci sont imposées et durables. Des scènes de cinq, dix minutes. des plans fixes insoutenables. Qui provoquent l'ennui, parfois, sans doute à cause de la saturation.
Et finalement, il n'y a que ça de vrai : la réalité vs la rêverie, c'est un thème inépuisable. Mais qui peut être épuisant.