L'eau qui dort.
Parfois, la vie est parsemée de tellement de douleur, de rancunes, d'amour et de joies que les grands événements ne sont plus si exceptionnels : pire, ils sont rangés dans les esprits et les comportements sur les mêmes étagères qu'on s'empresse de recouvrir de poussière que le vulgaire d'un quotidien pas beau à voir.
La Suède - sans transition -, c'est un peu notre voisin étrange. On en retient Abba, Ibsen, Robyn, Bergman, Ace of Base ou Strindberg (selon son degré de snobisme culturel), bref, que des noms avec des B. C'est tout de même étrange, non ? C'est pour cette raison, sans doute, que l'auteur-metteur-en-scène-cinéaste-homme-à-tout-créer qu'est Lars Norén ne reste pas dans les mémoires. Pourtant Jean-Louis Martinelli, metteur-en-scène résident des Amandiers (Nanterre) a entrepris de le faire rentrer dans les souvenirs théâtraux des Français. Norén n'a jamais vraiment quitté sa Suède, mais récupère auprès des critiques hexagonaux un piédestal de plus en plus grand, façon génie ténébreux du théâtre venu du froid. C'est dans ce contexte que WiL m'a traîné dans un des théâtres les plus difficilement accessibles de la RP pour Calme, une pièce autobiographique sur le conflit des personnalités dans une famille soudain soumise à la pression du Temps.
Il y a d'abord Ernst. Sa jeunesse est derrière lui, mais voilà : il doit sauver son hôtel de la faillite en payant les traites. Son but : une fois que les finances iront bien, il pourra se concentrer sur sa femme qu'il aime mais qu'il doit délaisser un peu, et sur ses fils, avec lesquels il n'entretient plus grand chose.
Il y a aussi Lena. Elle, c'est un peu la mère-courage, celle qui ne se plaint pas, qui se résigne, encaisse, navigue à vue. Elle supporte son Ernst sans réelle rancune, elle encourage autant qu'elle subit ses fils, le premier qu'elle trouve amer, le second qu'elle ne cerne pas.
Il y a donc Ingemar, trente ans, qui déteste son père parce qu'il ne les a jamais sécurisés, ni matériellement, ni affectivement. Il veut protéger sa mère, l'écarter de tout ce qui la menace, qu'il s'agisse de son mari inapte ou de son autre fils dangereux et malade. Sa vie, il la met entre parenthèses. Il se contient, il réfléchit.
Il y a enfin John, vingt cinq ans, qui tente de percer dans le théâtre, court la grande vie à Stockholm, qui se laisse submerger par ses émotions, il explose souvent, il libère des torrents de colère, d'incompréhension, d'amour, d'absurdités. Il est le fils ambitieux, talentueux, mais en prise à ses démons, ténébreux, et immature.
Ces quatre-là sont en huis clos dans l'hôtel paternel avec Martha, l'employée, qui assiste, blasée, au spectacle navrant de cette famille qui ne communique pas, qui se déchire parce qu'elle s'aime, mais mal. Un jour, Lena apprend qu'elle est condamnée. Plus que quelques mois. Ce n'est pas détonateur, cette nouvelle, non : c'est un énième moment de la vie de cette famille qui semble faite pour ne pas vivre ensemble. Les uns et les autres poursuivent donc leur lente descente dans l'incompréhension et dans la médiocrité...
Car ce qu'il faut reprocher à Norén, ce n'est pas qu'il n'y ait pas de happy end, non : c'est que ses personnages soient statiques. Ils ne se révèlent pas, ni entre eux, ni à eux-mêmes, ils n'apprennent rien, ne progressent pas : ils sont, au dernier moment de la pièce, au même stade qu'au début. C'est le spectateur, par contre, qui a appris à les connaître, à sentir leurs attentes. Norén fait donc état de l'incapacité humaine à progresser, à avancer : non pas par paresse, mais parce que leur esprit est trop petit pour avancer, trop épuisé, trop familier, aussi, de ce fonctionnement.
Trois heures de pièce, un texte sans grandes envolées, sans juteuses réparties... Il y a de quoi fuir. Le casting ne rend pas vraiment l'ensemble plus excitant : Jean-Pierre Daroussin (Ernst), égal à lui-même, et Christiane Millet (Lena), en guise de têtes d'affiches, entourés d'Alban Guyon (John), exalté, Nicolas Pirson (Ingemar), énervant - donc extra - et Delphine Chuillot (Martha) en valeur "normale" de l'ensemble.
Puis-je le conseiller ? Disons qu'à tous ceux qui ont de la psychologie, cette pièce redonnera un petit goût amer dans la bouche, de mauvais souvenirs. Et pour les autres, ce sera un long moment d'ennui.
Lars Norén est donc loin d'Abba. Et ce n'est pas qu'une histoire de lettre.