L'âge n'est qu'un chiffre.
Quitter une dizaine, sans bilan, en paix avec le passé, aux prises avec le présent, le front offert à l'avenir. Réaliser, aussi, que ledit front est moins lisse qu'avant. Flipper un peu. Le corps... non, mon corps, mon lieu où je suis enfermé, où je prends mon aise, sur lequel je m'appuie pour conquérir mon monde. Ca me rappelle les hétérotopies de Michel Foucault.
Je mesure le temps qui passe sur mon corps. Agilité, finesse, équilibre. Le geste, depuis toujours, comme expression visible que je suis en vie. Alors la danse, très vite... Danser, c'est sauver son corps de l'indifférence. C'est lui donner la force, l'énergie, la précision, la sensibilité. Et donner cela à son corps, c'est le donner à soi, à l'expression, à l'être, au devenir.
Danser m'a permis d'exister. Timide, dominé, mal à l'aise, l'enfant que j'étais devenait, cours après cours, plus maître de lui-même, respectant les consignes, mais seul décideur du mouvement, de sa justesse, de sa perfection. Par le travail. Spectacle après spectacle, interprète d'abord, chorégraphe ensuite, connaître et utiliser mon corps signifiait prendre le pouvoir, m'imposer les règles gestuelles, savoir les proposer aux autres, les décrire.
Vieillir, plus que m'inquiéter, me questionne. Danser toujours, mais user le corps, changer de corps, donc sans doute changer tout court. D'autant que, pour reprendre Dorothée Gilbert, "plus on vieillit, plus on a de choses à dire". Ce qui allait bien avec ce dit Dominique Mercy : "Il y a peut-être une course-poursuite engagée avec la mort. La danse a touché autre chose que le seul désir de bouger."
L'adaptation, évidemment. Vieillir, ce n'est pas mourir un peu, c'est changer. Et changer impose de s'adapter. Comme mon handicap, qui m'a diminué, je me suis adapté. Par la danse, notamment. Dans ma danse, bien entendu.
Dans Let's Dance (part.3, réal. Olivier Lemaire), diffusé sur arté ces derniers temps, le danseur-chorégraphe Hédi Thabet revient sur le handicap qui est le sien* : "C'était évident pour moi de venir sur scène, avant, parce que je savais ce que j'avais à faire. Après, quand tu te poses la question "C'est quoi, mon désir, maintenant ?", par rapport à la scène, par rapport à ce que j'ai vécu, si j'ai envie de venir, ce que je sens le mieux... Tiens, moi, le mieux, c'est sur une jambe, avec les cannes, au niveau de la circulation, c'est très logique, c'est comme ça que je me sens le plus léger. Sauf que la vision de cette chose-là - c'est-à-dire que tu arrives sur un plateau avec une jambe, tu arrives avec deux jambes - les gens n'ont pas la même interprétation. Mais ce n'est pas le propos. Ce n'est ni à cacher, ni à revendiquer."
Ni à cacher, ni à revendiquer. Exactement. Une fatalité, mais pas une fin, au contraire. Juste la même liberté, différemment.
Alors s'adapter, bien sûr, sans problème. Donc vieillir... bien entendu. Avec plaisir, même.
* Hédi a perdu une jambe lors d'un cancer des os.