Danser, demain.
La conscience politique ne s'exprime pas que dans les urnes, à l'occasion de brefs débats menés à des fins électoralistes. Le mouvement Nuit Debout se faisait symbole, un temps, de ce besoin de pensée et d'expression collective, loin de l'entonnoir médiatique et de l'étroitesse de la pensée des partis. Le questionnement qui nous taraude (l'humain, aujourd'hui, demain, le monde) habite depuis toujours le spectacle vivant, qui se fait le meilleur écho de nos vérités et de réponses, quotidiennes ou éternelles, individuelles ou universelles, pour les évoquer autant que pour les proposer.
La danse ne parle pas, mais elle évoque beaucoup, elle se passe de commentaire. Micadanses accueillait ce 23 mai le Chantier Mobile #2 proposé par les Journées Danse Dense, spécialistes de l'émergence chorégraphique - c'est à dire engagés à porter haut la voix de jeunes créateurs investis. Chantier Mobile propose un regard sur des créations en cours, un exercice de haut vol pour les auteurs et leurs interprètes, puisqu'ils livrent au public un pièce non achevée, non peaufinée, un travail encore fragile parce que non définitif, encore plein de ratures et de doutes. Parmi les quatre propositions de ce #2, j'en retiens deux, tu vas savoir pourquoi.
# Yoann Hourcade, téléologie pacifique
Tombé un jour sur l'œuvre de Terry Riley - compositeur minimaliste américain qui révolutionna l'approche de la musique par la répétition de boucles à durée variable (voir ici) - Hourcade s'inscrit dans le courant du dialogue danse/musique en s'attaquant à illustrer la pièce A rainbow in curved air de Riley. A la musique, alternant boucles écrites et choix improvisés des boucles par les musiciens, Riley a ajouté un texte "décrivant une utopie à la naïveté subversive, où il est question d'un monde harmonieux, affranchi de toute violence.". Dans Supernova, Hourcade écoute la musique et transforme le texte en geste, voulant créer sous nos yeux un monde jeune à la paix joyeuse.
Sur le son électro façon jeux vidéos puis imbibé d'orgue aux mélodies très 70's de la partition de Riley, Hourcade inscrit au plateau autant une harmonie graphique de l'espace qu'une plénitude gestuelle des astres qui habitent cet espace.
D'un côté, la triade toujours unie par l'énergie, à l'unisson, en canon ou en contrepoint dans ces gestes nets, tranchant l'espace - leur communion rythmique et gestuelle écrivant la relation entre eux, dans cet espace immuable, qui semble ne jamais s'agrandir, ne jamais rétrécir, élastique et solide à la fois. De l'autre, une force tranquille, qui met en perspective l'énergie de la triade, un point lent, posé, intense, qui soudain s'affole, créant son propre satellite d'un simple bras. Car oui : on lit dans ces danseurs un peu d'étoiles, de planètes, de galaxies, dans une danse vive et légère qui rappelle celle des comédies musicales des années 60 - décennie de la naïveté.
Alors pourquoi Supernova comptera-t-il ? Pour cette question de l'utopie naïve, ce besoin de légèreté cosmique, qui ressemble parfois à notre envie de déconnecter d'un monde grave aux mains d'irresponsables, de tous ces problèmes insolubles, de la laideur crasse des gens.
# Sandra Français, glaçante perspective
A l'autre bout de l'échiquier, il y a le sérieux, la gravité, la sacralité. Tu as entendu parler d'Onkalo, ce projet de stockage des déchets nucléaires finlandais consistant à creuser une cuve censée résister 100 000 ans ? Michael Madsen en avait fait un film en 2010, Into eternity. La jeune Sandra Français s'empare à son tour du fascinant et épineux problème, avec je te le disais une vraie gravité. Elle nous propose une histoire en deux temps : celle d'un gardien, aujourd'hui, du sanctuaire nucléaire à venir, et celle d'un homme qui, dans 100 000 ans, retrouvera l'histoire d'Onkalo. Environnement, futurisme, conscience écologique, responsabilité, autour du drame de l'empreinte humaine : on ne rigole pas...mais l'on vibre.
Dans une ambiance froide, au son fait de bruits industriels, sourds, une ambiance électro, électrique, Français impose un ton dur, presque inhumain, par le costume sombre, le geste net, vif, cassant l'air, à la limite du lock et du popping, les pieds ancrés au sol, comme cette cuve de béton, là inéluctablement, à tout jamais - ou presque. Et notre gardien menace, convoque le ciel éternel et la terre intense, fend et caresse, emporte et donne, se désagrège peu à peu, pour mourir dans un flash, pour passer le témoin, laisser un message.
Ce message est gestuel, et dans la danse de Français, il se simplifie, se fige, se saccade et demande : l'homme se déconstruit peu à peu, la nature, elle, poursuivra-t-elle ? A sa danse graphique qui touche à une vision familière du futurisme un peu pessimiste, la chorégraphe ajoutera une scénographie monumentale faite d'une immense structure faites de tubes, de lignes, dont l'éclairage changeant métaphorisera le temps qui passe (et 100 000 ans, c'est long !).
Pourquoi Onkalo sera-t-il important ? Parce qu'il viendra questionner en nous la question du temps et de notre responsabilité, en ces temps d'environnementalisme croissant ; et le tout, enluminé d'un court-métrage, Looking for Onkalo, qui permettra d'étendre le message de la pièce au delà des théâtres.